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Entretien avec Alexandre Jollien : « Intériorité, ce que m’a appris le zen. »

Le journaliste et blogueur Robert Migliorini s’est entretenu avec Alexandre Jollien, philosophe et écrivain.

« Le zen m’a invité à tendre l’oreille, à revenir à l’ici et maintenant pour réaliser qu’un mystère, qu’un miracle se donne à vivre à chaque instant. »

« C’est à Sierre que je pousse mes premiers cris le 26 novembre de l’an de grâce 1975. De 3 à 20 ans, je vis dans une institution spécialisée pour personnes handicapées dans cette ville. A trop vouloir bouger dans le sein maternel, je m’enroule en effet par trois fois le cordon ombilical autour du cou ce qui provoque, au passage, quelques « dégâts ». S’en suit une infirmité motrice cérébrale »… »En 1993, je m’inscris dans une école de commerce pour « assurer mes arrières » et apprendre un métier. Par hasard, j’entre dans une librairie pour accompagner une fille et tombe sur un ouvrage sur Platon qui invite à vivre meilleur plutôt qu’à vivre mieux. La révélation est inouïe. Je sors de la librairie, le livre sous le bras et bientôt un projet naît : étudier la philosophie. Je rentre donc au Lycée au Collège de la Planta à Sion en 1997 qui m’ouvre les portes de l’Université de Fribourg où j’obtiens une licence en lettres au printemps 2004. Mon mémoire porte sur la thérapie de l’âme dans la Consolation de la Philosophie de Boèce. Juste avant, j’étudie le grec ancien au Trinity College de Dublin de 2001 à 2002. » 

C’est ainsi qu’Alexandre Jollien retrace les premières années de sa vie et sa découverte de la philosophie. Transformé par la foi, la philosophie et l’écriture, il est devenu, au fil du temps, un maître de sagesse à sa façon. Depuis son premier livre, couronné par l’Académie française en 1999, « Éloge de la faiblesse » (Éditions du Cerf), Alexandre Jollien connaît des tirages que bien des écrivains lui envient et ses conférences font salle comble. Sans jamais se sentir apaisé. « Disciple du Christ qui se met à l’écoute du Bouddha », délaissant les rives du lac Léman, il s’est installé durant trois ans avec sa femme et ses enfants en Corée du Sud pour suivre les préceptes d’une autorité spirituelle, à la fois prêtre catholique et maître zen et pratiquer la méditation (1). De retour en Europe, il partage l’expérience de cette quête spirituelle qui se poursuit. Pour l’Université Européenne Assomptionniste, et dans la perspective de sa rencontre sur l’intériorité, il répond à quelques questions.

Quelle serait votre définition de l’intériorité et les voies pour l’enrichir sinon la préserver?

Alexandre JOLLIEN : A la suite de Maître Eckhart, Bergson avec bien d’autres distinguent le moi social et ce qu’on pourrait appeler le fond du fond. L’intériorité, à mes yeux, procède précisément de cette profondeur de l’être humain, au-delà des rôles sociaux et de l’agitation du mental. Il y a en nous une part indemne qui résiste aux traumatismes, aux épreuves de la vie, aux coups du sort. Définir l’intériorité, c’est toujours encourir le risque de retomber dans des étiquettes qui sont le propre du moi quand, ce qui fait sa nature est précisément d’échapper à toute possibilité de prise, d’emprise. C’est assurément l’une des vocations de la vie spirituelle : abandonner le mode du pilotage automatique, quitter le jeu des réactions passionnelles pour oser une liberté. La méditation, la prière, sans les instrumentaliser et en faire des recettes ou des baguettes magiques, y conduisent comme par la main, me semble-t-il. D’où la nécessité d’inaugurer un art de vivre, de pratiquer des exercices spirituels, d’oser la déprise de soi et le don généreux. Car le rapport à l’autre, la rencontre nous enracinent aussi dans l’intériorité en nous apprenant que nous sommes des êtres de liens, tournés vers les autres, tournés vers le différent et le semblable, l’altérité.

Comment les philosophes en donnent une approche stimulante? Quels sont les maîtres en la matière?

Il est mille guides, amis dans le bien pour nous initier à cette descente. Les philosophes antiques en préconisant une ascèse, des exercices spirituels nous éloignent des faux biens en préconisant une thérapie de la représentation qui nous rapproche du réel. Bref, ils donnent des outils très concrets pour oser une existence loin des passions tristes. Sur ce chemin, le soutien de Nietzsche m’est très précieux. D’abord, il invite, comme chacun le sait, à la suite de Pindare à devenir soi-même. Mais aussi, il aide à traquer les illusions, les idoles, les mensonges que l’on peut se faire à longueur de journée. Fin psychologue, il aide à voir que la maladie n’est pas le contraire de la santé et que précisément, une grande santé peut intégrer en son sein la maladie, le handicap, les tourments même. Bref, chacun des philosophes peut, à sa manière, nous arracher gentiment à une vie robotique, réactive. La grande question, c’est qui tient les ficelles de notre existence ? 

Quelle approche de l’âme faites-vous en ces registres?

Je n’ai rien innové en philosophie, je me contente de m’inspirer des grands philosophes pour tenter un art de vivre. Concrètement, la méditation zen m’aide quotidiennement à oser le grand silence, pour un temps, lâcher ce besoin de tout maîtriser, de tout contrôler, de conceptualiser à outrance pour oser me mettre à l’écoute, tendre l’oreille à une transcendance. Sur ce chemin, il y a des maîtres, la tradition zen bien sûr, les philosophes que j’évoquais toute à l’heure et, bien entendu, suivre les Evangiles. Pour se risquer à ce voyage intérieur, il ne saurait y avoir une agence de voyages. Chacun, avec les forces du jour, là où il est, avance, recule parfois, trébuche souvent. L’itinéraire ne peut être linéaire. Mais précisément, c’est sur le chemin qu’on peut trouver la joie, non en gardant le regard braqué sur les résultats. 

Quelles sont selon vous les nouvelles attentes et les nouvelles voies pour mieux vivre l’intériorité?

Chögyam Trunpga, un immense pratiquant tibétain, dénonce le danger du matérialisme spirituel, à savoir approcher la vie spirituelle comme on irait faire des courses pour glaner du bien-être, un mieux-vivre, voire des sensations fortes. La vie spirituelle se doit d’être gratuite sauf à tomber dans de la récupération.  L’on médite, on prie sans pourquoi, sans buts ni esprit de profit comme disent les maîtres zen. Tentation est grande aussi de sombrer dans une spiritualité à la carte, individualiste, quand la religion, la vie spirituelle, l’intériorité ont précisément, dans leur nature, inscrit le lien à l’autre, à l’ouverture, à plus grand que les barrières étroites du petit moi. D’où la question, qui est en soi un exercice spirituel, de repérer les attentes, les désirs qui me font explorer une voie spirituelle. Quant à ces voies, elles sont nombreuses, et nous sommes appelés, chacun, à pratiquer un discernement pour voir ce qui, pour reprendre les termes de Spinoza, nous aide à bien faire et à nous tenir en joie. 

Comment votre longue immersion en Asie a complété ou interrogé votre approche et pratique de l’intériorité?

Toujours dans la perspective que les hommes et les femmes sont des êtres de liens, je me réjouis que des ponts se bâtissent entre les différentes traditions. Que l’on puisse être chrétien sans pour autant dénigrer le Bouddha me touche énormément. Le zen m’a appris justement une certaine intériorité. il m’a invité à tendre l’oreille, à revenir à l’ici et maintenant pour réaliser qu’un mystère, qu’un miracle se donne à vivre à chaque instant. Avant, la prière telle que je la pratiquais  risquait fort de se réduire à une liste de courses, à des demandes adressées au Très Haut. Le zen a aussi, peut-être, décapé certaines idoles, à savoir l’image d’un Dieu féroce et accusateur pour laisser place à une ouverture, à un accueil. Lors de ce périple en Corée, j’ai aussi vu avec bonheur qu’au fond du fond, au-delà justement des étiquettes et des rôles sociaux, habitait une part indemne en chaque être humain qu’aucun traumatisme, que nulle blessure ne peut entacher. En méditant avec des pratiquants dont je ne comprenais pas la langue, j’ai aussi eu la grande chance de m’apercevoir que le lien à l’autre transcendait, et de loin, le bavardage. Bref, dans la spiritualité, il y a toujours le risque de se replier sur soi-même, sur son confort, ses convictions,  sur un point de vue sur le monde. L’autre nous interroge, nous décentre, nous nourrit et nous agrandit. 

Les nouvelles technologies mettent-elles actuellement en péril l’intériorité, notamment en direction des jeunes?

Sans verser dans le passéiste, je pense qu’il est plus difficile aujourd’hui d’oser une retraite intérieure, de prendre des pauses dans la journée, de se déconnecter pour approfondir l’intériorité. Et combien d’amis Facebook détaleraient en courant si nous traversions une épreuve ? D’où la nécessité, le défi magnifique de réhabiliter les liens qui nous unissent aux autres et sortir de la logique de l’utilité, de l’intérêt pour oser des rencontres gratuites, sans pourquoi. Finalement, l’ascèse réclame un paradoxe : prendre soin de son être tout en faisant peu de cas de son petit moi. 

Recueilli par Robert Migliorini

(1) Dernier ouvrage paru : Vivre sans pourquoi. Itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée (Seuil, 2015). Une version « poche » accompagnée d’un CD audio vient de paraître dans la collection Points.

Le site pour aller plus loin : www.alexandre-jollien.ch

(Photo Raphaël Bourgeois)

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