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Pourquoi et comment le dialogue est nécessaire à l’Église: conférence de Bruno Chenu (3/3)

Le 3 décembre 1995, à Grenoble, Bruno Chenu, assomptionniste, donnait une conférence sur le thème : pourquoi et comment le dialogue est-il nécessaire à l’Église ? Extrait tiré du livre « Au service de la vérité – Dialogue, Conversion, Communion », publié aux éditions Bayard.

La pratique du dialogue

Une chose est d’être conscient de l’importance du dialogue pour que l’Eglise soit bien l’Eglise de Jésus-Christ, autre chose est de le mettre en œuvre, de le vivre concrètement. Car le passage de la théorie ou de la théologie à la pratique ne se fait pas automatiquement. Et le théologien n’est pas nécessairement le mieux placé pour parler de la pratique.

(Comme la question du comment m’a été posée, je ne vais pas la fuir.) Avec le plus d’honnêteté possible et en restant à un niveau de réflexion assez fondamental, je vais aborder trois questions délicates que vous allez sûrement rencontre d’une manière ou d’une autre dans votre Forum diocésain :

1/ La question de la compétence. A savoir : est-ce que moi, chrétien de base, j’ai quelque chose à dire, à faire valoir ? Quel peut être le poids de ma parole dans l’Eglise ?

2/ La question de l’obéissance. A savoir : dans l’Eglise, il y a des personnes qui ont autorité pour parler. Je dois leur obéir. Quel dialogue est donc possible s’il faut surtout accepter ce que dit le Magistère ?

3/ La question de la vérité. A savoir : peut-on soumettre à l’épreuve du dialogue une vérité qui s’impose à tous ? Or comme chrétien, je sais où est la vérité. Ai-je donc quelque chose à apprendre par le biais du dialogue interne ou externe ?

Vous voyez que ces questions ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air ? Je ne prétends pas les éclairer en profondeur. Mais je vais quand même essayer d’apporter quelques éléments de réflexion que vous pourrez prolonger.

1. La question de la compétence.

En tant que fidèles laïcs, religieux ou religieuses, simples prêtres, sommes-nous compétents pour débattre des questions de fond dans l’Eglise ? Ne devons-nous pas plutôt garder un respectueux silence ? C’est ici qu’il faut évoquer une réalité fondamentale de la vie de l’Eglise : le « sens de la foi », ce qui se fit en latin le « sensus fidei ».

De quoi s’agit-il ? Réponse d’Henri Bourgeois : « Les baptisés, au titre même de leur identité chrétienne et baptismale, ont ensemble une lumière effective et un réel discernement par rapport à ce qu’ils ont à être et à faire » (Etudes, mai 1995, p. 673-4). Le sens de la foi est une qualité personnelle qui tient à l’identité chrétienne mais qui doit se vérifier collectivement. Car les individus peuvent « sentir » les choses différemment. D’où la nécessité du dialogue.

Selon Tillard dans son dernier livre sur L’Eglise locale, le sensus fidei « est une sorte de flair, de sens “spirituel”, d’intuition qui fait que d’instinct, dans une vie fidèle à l’Evangile, on saisit ce qui se trouve en harmonie avec l’authentique sens de la Parole de Dieu ou ce qui en dévie ». Un peu comme dans une vie d’amitié on saisit d’instinct ce qui triche avec celle-ci, les mots qui la tuent, le mensonge des gestes vides ; un peu aussi comme l’oreille musicienne reconnaît la note juste. Souvent sans bien savoir pourquoi, et dans l’impossibilité de justifier rationnellement sa réaction, le chrétien loyal avec sa foi et dont la vie est imprégnée d’Evangile perçoit que telle affirmation détonne, que telle décision cloche, ou au contraire sent leur justesse. Donc, jusqu’à preuve du contraire – une preuve qu’il ne refuse pas s’il n’est pas intégriste de droite ou de gauche – il réserve son approbation ou, à l’inverse, accueille.Automatic word wrap
On devine la nécessité de ce « jusqu’à preuve du contraire ». Sans cette nuance, en effet, le « sensus fidei » pourrait apparaître comme l’équivalent chrétien de toutes les sources d’illuminisme, d’intégrisme borné, de fidéisme, de dogmatisme. Il demeure au contraire ouvert à l’influence d’autres formes d’action de l’Esprit, à l’œuvre dans la communion ecclésiale, en particulier dans la réflexion théologique avec ce que, (par rapport aux instruments de recherche disponibles), elle apporte à l’intelligence de la foi. L’importance de ce sensus vient de son lien essentiel, constitutif, avec une vie chrétienne menée dans l’authenticité évangélique dont il apparaît comme l’expression… L’authenticité évangélique de la vie est ce qui lui donne le sceau de la vérité » (pp. 314-315).

Pour revenir à Henri Bourgeois, « la compétence du peuple de Dieu ne se réduit pas à accueillir l’Evangile et la parole ou l’enseignement des ministres. Les chrétiens sont habilités à comprendre ce dont ils vivent, à “entrer” dans l’épaisseur et dans le mouvement de la foi, en en percevant dans leur propre vie les effets de vérité. Plus encore, les baptisés sont à même de découvrir et d’exprimer, d’une part le rôle de la foi dans leur vie éthique, d’autre part la façon dont leur attachement évangélique peut transformer leur existence en un témoignage évangélisateur » (p. 676).

Prenons donc au sérieux cette réalité du « sens de la foi » qui nous habite et nous habilite. Certes, il est à éclairer, à discerner, à vérifier. Mais la vérité de l’Evangile, en quelque sorte, ne nous est pas extérieure.

2. La question de l’obéissance.

(J’ai bien lu, le 4e thème de votre Forum s’intitule : « la place et l’exercice de l’autorité dans l’Eglise ». Je ne vais pas le déflorer. Mais je l’ai volontairement introduit dans ma réflexion à travers un mot peut moderne : l’obéissance.)

Dans le dialogue ecclésial, nous en sommes bien conscients, « tous les interlocuteurs ne sont pas sur le même plan ». Et Mgr Coffy nous le rappelait dans son dernier texte : « Dans l’Eglise, les fonctions sont diverses et il existe des ministres, appelés, ordonnés et envoyés, qui, avec l’assistance de l’Esprit-Saint, ont mission de garantir que la révélation annoncée aujourd’hui est celle que les apôtres nous ont transmise » (L’Eglise en débat p. 38).

Il y a effectivement des ministères dans l’Eglise qui sont justement là pour que la démarche du peuple de Dieu n’aille pas dans tous les sens, soit en cohérence évangélique.

Et l’un des problèmes du dialogue dans l’Eglise catholique est justement que les membres de cette Eglise n’accordent pas la même importance à l’instance hiérarchique. J’ai été frappé dans le courrier reçu à La Croix lors de l’affaire Gaillot par le clivage confiance/méfiance à l’égard de Rome et de l’épiscopat français. Le principal argument de ceux qui acceptaient la décision de Rome était de dire : « Le Pape à tranché. S’il l’a fait, c’est avait tous les éléments en mains. Nous lui faisons confiance ». Attitude qui faisait hurler d’autres catholiques.

Comment avancer sur cette question ? La question de l’autorité est l’une des plus délicates dans la vie de l’Eglise catholique. Car il n’y a pas une mais plusieurs autorités concrètes, plusieurs lieux d’autorité dans l’Eglise. L’Ecriture fait autorité. L’évêque fait autorité. Et le sens de la foi dont nous avons parlé fait autorité. Comment articuler et arbitrer tout cela ?

Une perspective à mon sens éclairante est de reprendre une proposition du texte œcuménique Baptême, Eucharistie, Ministère et de prendre en compte le triple mode d’exercice de l’autorité dans l’Eglise :

  • le mode communautaire ou synodal. La communauté fait autorité, notamment à travers ses différentes formes de rassemblements.
  • le mode collégial. Le collège des ministres a une autorité propre, qu’il soit épiscopal ou presbytéral.
  • le mode personnel. L’Eglise a besoin de ministres bien repérés. Et il n’y a de ministres que personnels. Il faut donc articuler ces trois instances.

Ce qui fait que l’on ne peut pas parler de démocratie dans l’Eglise, purement et simplement. Mais faisons attention à bien garder la tension des trois instances et à ne pas tout résorber dans la fonction hiérarchique. Là encore Tillard a des propose éclairants : « La marche de l’Eglise locale ne se règle ni selon le mode hiérarchique où un seul impose sa volonté, ni selon le mode démocratique ou “parlementaire” où tout se fait de façon collective par vote de motions proposées, amendées et acceptées à la majorité des voix. Elle se règle selon le mode dit synodal où, à tous les échelons, la communauté entière se trouve active mais dans le respect des fonctions propres, dont certaines sont données par le sacrement du ministère » (p. 331). « On ne saurait d’aucune façon soit réduire la part jouée par tous et qu’il faut promouvoir en lui donnant les moyens de s’exercer adéquatement, soit écarter ou relativiser en la réduisant à son expression minimale la place essentielle du ministre ordonné. Droits et devoirs de tous les fidèles fondés dans le sacrement de l’initiation chrétienne d’une part, responsabilité spécifique du ministre ordonné dans le sacrement de l’Ordre d’autre part tissent ensemble, dans leur communion, la structure sacramentelle de l’Eglise locale » (p. 332).

3. La question de la vérité.

Je vous propose de réfléchir pour finir au dialogue comme méthode pour grandir dans la vérité, pour faire la vérité. Nous prétendons tous à la vérité. Pour nous, le Christ est la vérité. Mais c’est par le dialogue que nous pouvons nous approcher de cette vérité de Jésus-Christ qui surplombe l’Eglise et que nous ne pouvons jamais nous approprier.

Comme nous avons fait déjà pas mal de théologie, j’en resterai ici à une réflexion philosophique car j’ai trouvé un texte de Gusdorf qui s’intitule « Dialogue et vérité » (Oecumenica 1969) et qui tombe tout à fait bien dans notre propos. Je vais donc en extraire quelques passages stimulants pour nous.

Pour le philosophe français, « le sens de la vérité se donne lui-même comme une exigence de communication. La vérité que je suis est ensemble une vérité que je cherche ; elle ne peut prendre conscience d’elle-même, se confirmer ou s’infirmer, que dans la rencontre avec autrui ».
Par contre « Celui qui possède la vérité ne la cherche pas… Il n’y a pas de dialogue lorsque s’affrontent en combat singulier deux interlocuteurs dont chacun est convaincu de détenir la vérité et s’efforce par tous les moyens de l’imposer à l’autre ». D’où «  la rareté du dialogue authentique dans les rapports humains ». C’est vrai, mais cela ne dispense pas d’essayer.Automatic word wrap
« L’esprit de dialogue se situe entre les perversions opposées du scepticisme, qui doute de l’existence même d’une vérité, et du dogmatisme, avide d’enseigner mais non de se laisser enseigner, parce qu’il se sait propriétaire et administrateur gérant de la vérité accomplie  ».
« Le dialogue authentique se présente comme une figure à double entrée, où chacune des parties en présence reconnaît la liberté de l’autre, et la validité de son affirmation… Si la vérité de la controverse est une vérité qui sépare, la vérité du dialogue est une vérité qui unit… Celui qui parle ne soit pas pour autant douter de ce qu’il affirme ; seulement il doit proposer sa vérité non pas comme une vérité contre, mais comme une vérité avec… Celui qui s’identifie avec la vérité déshonore la vérité en la réduisant à la mesure restreinte de ses facultés ».
« La vérité du dialogue est une vérité en dialogue ».
« La convergence doit se réaliser dans un ordre supérieur d’intelligence. L’unité du dialogue se trouve dans la communauté d’intention, dans la commune visée de ce point à l’horizon où les parallèles que leur loi tient écartées les unes des autres finissent par idéalement se rejoindre ».
« La dialogue est fait de l’entrelacement de plusieurs paroles, et cette parole à plusieurs dimensions atteste la pluridimensionnalité de la vérité elle-même. Il apparaît alors que toute affirmation de la vérité n’est pas un dévoilement de la vérité entière, mais seulement un témoignage de la vérité, un témoignage à la vérité, solidaire de tous les autres témoignages. Le témoin est celui qui, à l’égard de la vérité en question, s’affirme non pas en maître et possesseur, mais en disciple, dans la conscience de son insuffisance. Dès lors, chacun des interlocuteurs peut être pour l’autre beaucoup moins un adversaire qu’un intercesseur.
L’exigence contemporaine du dialogue est donc le signe d’une nouvelle alliance avec la vérité. L’homme d’aujourd’hui découvre qu’il n’y a pas de vérité sans l’autre. Une vérité sans l’autre, une vérité qui me retranche, est une vérité qui me laisse seul.
 »

Et Gusdorf aboutit à un thème qui m’est cher : la conversion réciproque. C’est une expérience qui se vit dans le dialogue interreligieux mais qui peut se vivre en tout dialogue : l’autre me convertit à la vérité de ma propre foi.

Je vais en rester là. J’ai seulement essayé de fonder le dialogue dans l’Eglise et de l’Eglise et je vous ai donné du grain à moudre pour affronter les difficultés de tout dialogue en vérité. N’oubliez pas le proverbe africain : « Dans la forêt, les arbres se querellent par leurs branches, mais ils s’embrassent par leurs racines ». Merci de votre attention.

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