C’est autour de la question de la technique que se développe aujourd’hui un très vif débat qui prend la vie et la mort des êtres humains pour objet. Ce débat oppose deux types de penseurs. Le premier regroupe tous ceux qui considèrent que l’intelligence artificielle va bientôt permettre à l’humanité de se libérer de la mort et de connaître ainsi une nouvelle vie. Ils annoncent avec enthousiasme et lyrisme l’ère de la post-humanité. Je les appelle les« techno-prophètes » [1]. Le second rassemble tous ceux qui s’alarment des récents développements des biotechnologies. Ils y voient la possibilité inédite ouverte à l’Homme de modifier sa propre nature. Théologiens, philosophes et moralistes reprennent le terme de « post-humanité » mais dans un sens radicalement négatif. Je les appelle les « bio-catastrophistes » [2].
L’utopisme des techno-prophètes
Voici d’abord les techno-prophètes qui annoncent extasiés la fin des misères ancestrales de l’humanité.
Plus qu’à Allan Turing lui-même, le père fondateur, c’est à Marvin Minsky, qui a dirigé le programme du MIT en Intelligence Artificielle, qu’on doit les formules les plus frappantes. Qu’est-ce que le cerveau humain ? Ce n’est qu’une « machine-viande » (meat machine) ! Le corps humain ? « Un sacré foutoir de matière organique » (a bloody mess of organic matter) ! Ce qui importe dans l’Homme, c’est l’esprit. « Serons-nous un jour en mesure de construire des machines intelligentes ? » Par principe : oui, parce que« nos cerveaux sont eux-mêmes des machines ».
Minsky avance la formule maîtresse de la « symbiose entre l’Homme et la machine », appelée à un grand succès. Mais il ne tient cette symbiose que pour une première étape. Des machines autonomes en naîtront sans doute dont on peut se demander si elles ne marqueront pas « un tournant dans l’évolution humaine ».
Le point de vue évolutionniste sur les progrès techniques ainsi accomplis a trouvé son grand apôtre en la personne de Hans Moravec, un ancien élève de Stanford travaillant à l’Institut de robotique de l’Université de Carnegie Mellon (Pittsburgh). Pour survivre, explique-t-il, nos ancêtres ont dû développer des capacités de reconnaissance et d’orientation aussi fines que possible. Il s’agissait de repérer la nourriture, d’échapper aux prédateurs, d’élever et de protéger la progéniture. De là que le cerveau humain se soit ultra-spécialisé dans ces tâches vitales. Mais les capacités de calcul du cerveau n’avaient pas une utilité immédiate pour la survie de l’espèce. D’où leur très lent développement et l’usage de milliards de neurones là où quelques centaines d’entre eux pourraient suffire. Avec les ordinateurs, un pas a été d’ores et déjà franchi. En 2010, les ordinateurs auront acquis les capacités d’un cerveau de lézard. En 2040, le cerveau humain sera rattrapé. Quoiqu’il en soit de la validité du raisonnement qui permet d’arriver à cette date, la question posée dans ces ouvrages est bien celle d’une nouvelle ère de l’humanité, où les robots ayant hérité de notre intelligence pourraient en accroître les capacités d’une façon prodigieuse. Ils annoncent la venue d’esprits (minds) sans entraves, libérés du corps, affranchis des passions et accédant à l’immortalité.
Le thème de la « post-humanité » s’esquisse ici dans l’enthousiasme. Et c’est ce même thème qui gouverne les travaux du secteur de ces recherches désigné, par parallélisme, comme celui de la « Vie Artificielle » (Artificial Life, abrégé en A-Life). Il s’agit, non plus de réaliser une machine sur laquelle transférer le contenu de l’intelligence humaine, mais, plus audacieusement encore, de créer les conditions artificielles dans lesquelles des « formes vivantes » virtuelles (mathématiquement définies) d’où l’Intelligence Artificielle pourraient émerger. Steven Levy donne cette définition : « Par Vie Artificielle, on désigne l’étude des systèmes artificiels qui présentent un comportement caractéristique des systèmes vivants naturels. » Et il ajoute : « La technologie micro-électronique et le génie génétique vont sous peu nous donner le pouvoir de créer des formes vivantes nouvelles in silico aussi bien que in vitro ». La question de cette intelligence est réglée par l’invocation d’ automates cellulaires.
Le prophétisme ici s’avoue comme tel. « L’avènement de la vie artificielle constituera l’événement historique le plus important depuis l’émergence de l’Homme… Ce sera le moment fort de l’histoire de la Terre, et peut-être de l’univers entier ».
On peut certes ironiser sur la naïveté de ces spéculations d’ingénieurs ; s’étonner de voir les discussions enfler depuis des décennies autour de la perspective – la promesse ou la menace – d’une post-humanité. Il n’est pas difficile de mettre en rapport les scénarios qu’ils bâtissent et croient pouvoir justifier à coup de courbes et de calculs, avec des romans et des films de science-fiction. La scène primitive inventée par Hans Moravec dans Mind Children :The Future of Robot and Human Intelligence montre un être humain téléchargeant son esprit sur un ordinateur par une manière de liposuccion crânienne. David Cronenberg s’en est, semble-il, inspiré pour la réalisation de son film Existenz (1999).
Depuis une vingtaine d’années au demeurant les romans à la gloire de la posthumanité n’ont pas manqué sur les rayons des librairies. Ils en sont venus à constituer un phénomène littéraire. Ils brodent tous sur le même canevas de la séparation des corps et des esprits, sur le transport intact de la pensée, et, pour certains d’entre eux, sur la symbiose homme-machine et sur la recomposition machinique de nos corps ainsi purifiés de la chair et de ses pulsions.
Les bio-catastrophistes
La seconde conception de la post-humanité a été récemment avancée par Francis Fukuyama (Our posthuman future) qui affirme qu’avec les biotechnologies, et spécialement avec celles qui s’appliquent à l’Homme grâce aux techniques de l’ADN recombinant mises au point depuis les années 1970, l’humanité s’est donné les moyens de modifier sa propre nature. Les hommes, martèle-il, au cours de leur histoire ont modifié leur culture, changé leurs modes de production, réorganisé leurs sociétés. Mais ils n’avaient encore jamais touchés à leur propre nature. Or, c’est ce qu’ils ont maintenant les moyens de faire. « Les biotechnologies peuvent nous transporter dans l’étape post-humaine de notre histoire ».
Le processus de la procréation sera maîtrisé ; le sexe de l’enfant qui vient au monde n’aura plus rien d’aléatoire ; les maladies héréditaires ne constitueront plus une fatalité ; le vieillissement sera retardé, et la mort même toujours repoussée. Ni hasard ni destin : en appliquant son génie à ce vivant qu’il est parmi les autres vivants, l’être humain va changer les conditions de sa propre vie ; il va franchir les limites de ce qui constituait l’essentiel de sa finitude. Nous serions ainsi en train d’assister au déclenchement d’un processus d’une portée quasi-métaphysique. De là, la passion des débats autour du clonage humain. Va-t-on, par souci de faire progresser la thérapeutique produisant des tissus qu’on puisse greffer sans phénomène de rejet, ouvrir la voie au clonage reproductif qui aurait de toutes autres fins puisqu’il s’agirait d’une nouvelle méthode de procréation ? Une telle pratique qui permettrait de fixer le génotype d’un être avant même qu’il ne soit conçu, donc de sélectionner les traits de sa constitution génétique, représenterait bien « un symbole, un seuil de non-retour dans l’expérience humaine ».
Fukuyama retrouve Hans Jonas pour alerter sur l’irréversibilité de ce geste : « A l’avenir la puissance de la recherche se démarquera de la médecine classique par son aptitude à agir sur le génotype même de l’Homme, affectant non seulement l’individu concerné mais toute sa descendance ». Comment éviter que le clonage ne vienne aggraver les inégalités et les clivages sociaux déjà criants ? « Toutes sortes de groupes sociaux chercheront à améliorer leur descendance, les riches, bien sûr, mais aussi les sectes religieuses ou certains groupes ethniques ». De là, cet avertissement : « Le risque, c’est une différenciation irréversible du patrimoine génétique, autrement dit, l’avènement de nouvelles discriminations ».
Cette deuxième version de la « post-humanité » nourrit ainsi un catastrophisme noir qui s’oppose brutalement à l’utopisme des technoprophètes. Non sans quelques échos dans le camp adverse, comme on l’a vu avec l’affaire Unabomber, pseudonyme de l’informaticien Théodore Karczynski qui voulait libérer l’humanité d’un système technologique à ses yeux inhumain en expédiant des bombes à ses collègues avec la ferme intention de les tuer. Si ses bombes ont pendant des années (de 1978 à 1995) semé la terreur aux Etats-Unis et provoqué un rejet brutal de ses thèses dans un premier temps, les arguments développés par Kaczynski dans son fameux Manifeste (www.unabonbertrial.com) ont fini par convaincre après coup l’une de ses cibles potentielles, Bill Joy, l’inventeur du célèbre langage de programmation Java, qui réagit par un article retentissant : Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous. Et ce catastrophisme a bonne presse, car le journalisme d’épouvante envoûte des lecteurs qui se délectent de destructions et de monstruosités. Il fait résonner le mot d’eugénisme, oublieux de son passé progressiste anglo-saxon, mais hanté de ses fantômes nazis. Il annonce la « mort de l’humanité » pour mieux nous inviter à nous ressaisir.
Une vision rédemptrice de la nature humaine
Dans cet affrontement, on voit bien ce qui est en cause. Ces penseurs entendent maintenir une conception de l’humain en référence à une théorie de la nature humaine élaborée par la philosophie politique classique en Occident dans le cadre des théories du contrat social et rejettent comme inhumain ce qui vient contredire les valeurs morales et politiques au bénéfice desquelles elle a été construite. Position instable parce que la conception de la nature humaine soutenue dans la pensée classique par des considérations théologiques ou métaphysiques s’est trouvée toujours plus résolument interprétée en termes biologiques depuis le XIXe siècle [3]. De là, par réaction, la tentation d’un repli sur des positions théologiques comme on le voit chez Léon Kass, désormais président du comité d’éthique de la Maison Blanche.
Mais, en face, les apôtres de la post-humanité entendue comme surhumanité aboutissent au même schéma théologique dans sa version « rédemptrice ». Car il n’est pas malaisé de passer de l’idée d’un téléchargement de l’esprit sur un support informatique, à l’idée de la survie d’une expérience personnelle, voire d’une âme individuelle, au-delà de la mort. Les capacités de cette âme ainsi délivrée du corps (c’est-à-dire, selon eux, du mal) seraient littéralement exaltées.
Moravec joue ainsi du vocabulaire de la transcendance. Il se réjouit de nous voir bientôt acquérir l’immortalité personnelle que nous annonçaient les textes sacrés. Earl Cox surenchérit : « un système d’esprit (mind) tel que celui qui va apparaître affranchi des contraintes biologiques auxquelles nous sommes soumis représentant l’ultime triomphe de la science et de la technologie, va transcender les timides concepts de Dieu et de la divinité dont nous disposons aujourd’hui ». Le vocabulaire de l’incarnation, de l’immortalité et de la résurrection imprègne, comme on le voit, les textes des promoteurs de la Vie artificielle.
Repenser la notion de nature humaine
Si nous voulons nous libérer de ces schémas, ne convient-il pas de repenser le concept d’être humain en y intégrant sa part d’inhumanité, laquelle ne saurait être identifiée à son animalité ? Ce qui reviendrait à nous refuser les commodités de l’en de-çà comme celles de l’au-delà pour penser l’immanence d’un mouvement qui, maîtrisé, peut accroître notre capacité d’agir et de penser. Lorsqu’on s’en prend aux biotechnologies comme affectant la nature humaine elle-même, je crains qu’on n’accorde, même à son corps défendant, trop de crédit au biologisme, et spécialement à sa version généticienne (le néo-matérialisme moléculaire) On prend pour argent comptant, au nom de la liberté de l’Homme, une conception de la nature humaine qui a d’abord été élaborée abstraitement dans une perspective critique et révolutionnaire pour servir de référence à une puissante innovation normative. C’est à cette conception qu’on a voulu par la suite au XIXe siècle faire endosser un contenu positif de caractère biologique à des fins de conservation, sous les dehors éventuels de la philosophie du Progrès ou de l’une de ses variantes évolutionnistes.
Les biotechnologies nous invitent ainsi non à rejeter purement et simplement la notion de « nature humaine », mais à la repenser de fond en comble dans son histoire singulière, si du moins nous voulons ne pas succomber au délire des utopistes technicistes (les techno-prophètes et aux alarmes de bio-catastrophistes.
La voie que je propose peut revendiquer un long héritage dès l’âge classique. Elle peut mettre à profit les très riches observations et analyses de tous ceux qui aux XVIIe et XVIIIesiècle ont refusé la démarche de la genèse abstraite de l’état civil et n’ont pas accepté d’envisager la notion de nature humaine comme une figure de l’origine dans un état de nature, conçu comme le degré zéro de la société. Je pense à Montaigne, et à son insatiable curiosité pour tous les faits empiriques de la réalité humaine, pour la diversité infini des mœurs, des institutions, des coutumes, des lois, etc. Montaigne qui, comme Pascal, notons-le, refuse expressément de remonter à l’origine par crainte de bouleverser l’ordre social.
Comment ne pas penser également aux moralistes français comme La Bruyère, La Rochefoucauld, le Cardinal de Retz et d’autres… Eux qui s’affirment maîtres dans l’art de montrer sous les apparences de la morale et des valeurs reçues le mécanisme des passions humaines et des mœurs. Eux qui élaborent pièce par pièce, chacun pour soi, l’esquisse d’une théorie cynique-réaliste de la conduite humaine. Eux qui, enfin, savent pratiquer la critique des mœurs des peuples étrangers, éloignés de nous dans le temps ou dans l’espace, en la transposant aux mœurs actuelles, pour montrer que l’étranger habite en nous.
Mais c’est à Denis Diderot que je voudrais me référer pour finir car il dessine, en plein cœur du siècle des Lumières, une voie originale qui nous parle directement. Yvon Belaval [4]. a parfaitement montré toute l’importance qu’il faut accorder aux Eléments de physiologie, ouvrage publié en 1875 mais rédigé et retravaillé pendant quinze ans, de 1769 à 1784 5.
On le voit emprunter au maître de l’Ecole de Montpellier, Théophile de Bordeu, une conception holiste du vivant en opposition franche à l’iatromécanisme (Hermann Boerhaave) et au matérialisme mécaniste (Julien Offroy de La Mettrie). Il soutient un monisme vitaliste (mais sans force vitale) doublé d’un scepticisme affiché. Dans ses dernières œuvres, il critique en même temps toute réduction des aspects moraux de la conduite humaine aux traits que l’être humain partage avec les animaux. Mais c’est peut-être l’ébauche de sa psychologie qui mérite aujourd’hui de retenir plus particulièrement l’attention. Dans la conception qu’il propose de l’être vivant en général et de l’Homme en particulier, il n’y a pas lieu de distinguer l’esprit du corps. Ainsi la psychologie figure-t-elle dans les Eléments de physiologie. On y lit : « La caractéristique de l’Homme est dans son cerveau, et non dans son organisation extérieure. L’intermédiaire entre l’Homme et les autres animaux, c’est le singe ». Et plus loin : « Toutes les pensées naissent les unes des autres : cela me semble évident ». Mais pas plus que les phénomènes moraux ne sauraient ainsi s’expliquer simplement par des causes physico-chimiques, les phénomènes moraux ne sauraient s’expliquer par des causes biologiques. Les phénomènes moraux ont leurs lois propres. Et ce sont ces lois que Diderot cherche à établir. Or, fort logiquement, il refuse de les imputer à« une nature humaine abstraite commune à tous les hommes. » Toute valeur apparaît supportée par une norme, laquelle s’attache à une relation entre êtres humains qui définit des rôles, lesquels se trouvent affectivement investis par des individus, dans les limites que leur impose leur tempérament physiologique déterminé. A rebours de ses contemporains donc, Diderot ne définit pas la « nature humaine » comme figure d’un degré-zéro de société. Pour lui, il n’existe pas de nature proprement humaine hors des relations qui structurent ainsi affectivement les individus eux-mêmes dans le jeu social. La nature humaine n’est pas naturelle.
De là sa critique d’Helvétius. Et ses questions sur le jeu des plaisirs et des douleurs qui semblent si directement dictés par la physiologie. Est-ce qu’il y a pour un homme un simple plaisir physique de posséder une belle femme ? Et une simple douleur physique à la perdre ? Et la faim ! N’y a-t-il pas une énorme différence entre la faim de l’animal et celui de cet être qui apprend qu’il peut mourir de faim et qui peut se représenter cette mort par l’imagination ?
Cette position philosophique nous parle : contre le matérialisme mécaniste, contre les théories de la connaissance comme théories du fondement de la vérité des sciences, contre le néo-romantisme vitaliste, contre le néo-kantisme moral, pour une philosophie qui cherche dans le mouvement des connaissances des raisons, toujours précaires et menacées, d’émancipation pour les êtres humains dans leur quête du bonheur, c’est-à-dire d’une vie pleinement humaine : pour ce que j’ai appelé, il y a bientôt un quart de siècle, parodiant Gaston Bachelard, pour mieux lui rendre hommage, un « surmatérialisme ».