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Représentations de la Méditerranée

Jean-Robert HENRY, directeur de recherches émérite au CNRS. IREMAM évoque avec nous les métamorphoses de l’humanisme méditerranéen.

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Deux remarques préalables à propos du titre de la rencontre :

1) « La Méditerranée, mère d’humanité » :
une formule qui renvoie pour beaucoup d’entre nous à une image valorisante de la Méditerranée, une image atemporelle et évidente, quoique confuse, des vertus que l’idée méditerranéenne porte en elle comme modèle et ressources civilisationnels (« dispositif à faire de la civilisation » pour Valéry). Beaucoup de mots pour dire la Méditerranée sont aujourd’hui porteurs de cette connotation positive. Or, cette vision de la Méditerranée est relativement récente : pas antérieure dans ses prémisses au 19° s., elle s’est surtout construite au 20° s, à partir des années 30.

S’intéresser à la construction des représentations de la Méditerranée ne veut pas dire que le « rêve méditerranéen » ou le « miracle méditerranéen » soient un pur mirage. Toute représentation est une façon de penser et dire une réalité, dans sa dimension historique, dans ses expressions actuelles et dans son besoin de répondre aux défis à venir. C’est aussi une partie de cette réalité : le discours sur la Méditerranée a tellement imprégné la conscience des acteurs politiques ou civils ainsi que l’imaginaire du grand public qu’il faut le considérer comme une donnée de la « réalité » méditerranéenne actuelle.

Toutefois, si on veut comprendre les potentialités dont l’idée méditerranéenne est porteuse, on ne peut s’en tenir à ses évidences ou ses promesses. Pour ne pas tomber dans les ornières culturalistes, qui habillent trop souvent sous des discours essentialistes et hors du temps les problèmes actuels de l’espace méditerranéen., il est nécessaire de déconstruire cette idée, c’est-à-dire de voir comment, dans quel contexte politique et à partir de quels enjeux cette représentation de la Méditerranée s’est construite, et continue à se construire.
Autre piège à éviter : celui consistant à isoler l’idée méditerranéenne des autres représentations et mythologies collectives qui se déploient sur la scène régionale. Comme utopie politique régionale, l’idée méditerranéenne est inséparable de l’idée européenne, et elle interagit aussi, jusqu’à un certain point, avec l’idée unitaire arabe. Comme l’idée européenne et comme l’idée unitaire arabe, c’est une idéologie d’appartenance, c’est-à-dire intégratrice. Mais, elle est aussi plus que cela, du moins pour les Européens. Comme la référence au désert, au Sud ou à l’Orient, elle est une référence à un espace imaginaire d’évasion, à un ailleurs. Elle est donc porteuse, bien plus que l’idée européenne, d’un double sens et d’une double fonction.

Concentrons-nous ici sur la fonction intégratrice de l’idée méditerranéenne, qui fait d’elle un mythe mobilisateur, à l’instar du mythe européen. Je vais revenir dans quelques instants sur cette notion de mythe.

2) Méditerranée d’ordinaire accouplée à humanisme : on parle de l’humanisme méditerranéen ou de la « Méditerranée, mère d’humanisme »
En privilégiant ici « humanité », je pense que les organisateurs ont voulu mettre l’accent sur la Méditerranée des hommes et sur une vision plus concrète, moins exaltante mais peut-être aussi moins abstraite (et sans doute moins païenne) des rapports entre les hommes que la notion d’humanisme méditerranéen.

Mais ne pas jouer sur les mots en opposant de façon absolue humanisme à humanité : il est certain que, sous une forme ou une autre, le paramètre humain a été étroitement associé à l’idée méditerranéenne depuis près d’un siècle. Toutefois, la façon de penser cette relation de l’homme à un espace (et à l’histoire de cet espace) a changé et c’est sur cette évolution de la notion d’humanisme méditerranéen que je voudrais centrer mon intervention.

Le discours sur l’humanisme méditerranéen a été beaucoup mobilisé depuis les années 30…On a fait prévaloir en différentes occasions une vision culturaliste de l’appartenance à la Méditerranée en pensant qu’elle suffirait à dépasser les antagonismes de l’heure ; dans les années 30, l’exaltation de l’homme méditerranéen (« l’éternel méditerranéen ») aidait au dépassement des tensions liées à la montée du fascisme et au problème colonial ; dans les années 80, on a aussi beaucoup mobilisé la référence à l’unité virtuelle de la Méditerranée pour atténuer les effets négatifs de la construction d’une frontière méditerranéenne de l’Europe).

Aujourd’hui, cette recette ne suffit plus : la dimension humaine des relations euro-méditerranéennes revient en force à l’ordre du jour, mais de façon plus concrète, moins philosophique, qui appelle à une façon plus humaine de penser la relation entre le nord et le sud de la Méditerranée, en d’autres termes qui invite à refonder sur des bases plus réalistes l’humanisme méditerranéen, pour en faire une véritable utopie agissante.

Avant d’évoquer ces nouveaux enjeux de l’idée méditerranéenne, il me semble nécessaire, dans un premier temps, de rappeler par quelles transformations successives celle-ci est passée pour arriver à nos interrogations actuelles.

I. Les figures changeantes du mythe méditerranéen

La perception de l’espace méditerranéen par les Européens s’est longtemps fixé sur les dangers de la mer ottomane (et sur la peur des turcs). A l’époque de sa plus grande extension, et jusqu’à l’expédition d’Egypte, à la fin du 18° s., l’empire turc contrôlait les _ de la mer Méditerranée, ce qui avait amené les pays européens tantôt à s’allier contre lui (Lepante), tantôt à traiter (choix global de la monarchie française).

Mais, au fur et à mesure de la décomposition rapide de cet empire tout au long du 19° s. (au profit des puissances européennes et dans le cadre d’une vive concurrence entre elles), le discours européen sur la Méditerranée a profondément changé. Après avoir d’abord été perçue comme un problème de sécurité internationale (la « question d’Orient »), la Méditerranée est considérée progressivement comme un espace d’expansion de l’Europe. A la pression militaire et politique européenne sur cet espace méditerranéen fait pendant son exploration intellectuelle : la Méditerranée se valorise dans les imaginaires du Nord au moment où elle cesse d’être une menace et devient pour les Européens un espace à s’approprier (ou se réapproprier, selon la vision qu’ils en ont). C’est l’époque des « voyages en Orient, » du développement du tourisme plus ou moins religieux : on y cherche les racines religieuses de l’Europe, mais encore plus ses racines civilisationnelles héritées de l’Antiquité gréco-romaine C’est l’époque aussi de ce qu’on appellera plus tard « l’invention scientifique de la Méditerranée ».

Le géographe Elisée Reclus est le premier, dans sa Géographie universelle (1875) à tenter une synthèse à la fois géographique, historique, économique et culturelle de l’espace méditerranéen. C’est bien sûr un regard euro-centré sur la Méditerranée. Avant lui, l’ingénieur saint-simonien Michel Chevalier avait eu l’intuition dès 1832, dans un ouvrage visionnaire mais resté longtemps sans écho, d’un système méditerranéen réunissant l’Orient et l’Occident grâce aux moyens de communication modernes fonctionnant à la vapeur.

A partir du début du 20° siècle, alors qu’une grande partie de la rive sud est passée sous contrôle européen, le rapport imaginaire des européens à la Méditerranée prend la forme de ce qu’on peut appeler le mythe méditerranéen, dans la mesure où l’idée méditerranéenne se présente alors comme une construction mythologique, au sens propre du terme, cad l’invention d’une histoire à venir ancrée dans une histoire passée. Comme l’idée européenne (mais avec moins de force que celle-ci), l’idée méditerranéenne se veut un récit des origines des sociétés méditerranéennes se projetant sur l’avenir comme un destin pour dépasser les contradictions du présent et inspirer les comportements des acteurs. Elle fonctionne à leur égard comme un mythe mobilisateur.

Plutôt que d’employer des mots trop chargés de connotations positives, ou au contraire trop peu signifiants (« idée méditerranéenne » renvoie à la catégorie assez courte d’idéologie), la notion de mythe méditerranéen me parait pertinente pour évoquer à la fois la logique commune qui travaille l’idée méditerranéenne à cette époque et la diversité des représentations européennes de la Méditerranée depuis un siècle. Diversité parce qu’elles englobent des discours de différents types : littéraires, politiques, juridico-institutionnels, mais aussi parce qu’elles beaucoup évolué. Les métamorphoses du mythe méditerranéen correspondant à des visions successives et plus ou moins concurrentes du rapport de l’Europe à la Méditerranée

Pour suggérer à gros traits ces métamorphoses du mythe méditerranéen depuis un siècle, en insistant sur la place accordée aux hommes, je laisserai de côté l’épisode séduisant, au dix-neuvième siècle, de l’utopie saint-simonienne, une sorte de rêve réaliste de la Méditerranée, qui revient régulièrement à l’horizon quand s’impose la nécessité de penser un destin commun pour toutes les sociétés de la région. Au vingtième siècle, on peut considérer que trois versions successives du mythe méditerranéen se sont succédé en Europe et particulièrement en France.

La « Méditerranée latine »

Au début du siècle domine la référence à la « Méditerranée latine », forgée par des écrivains comme Louis Bertrand et Gabriele D’Annunzio. Il s’agit à la fois d’un prolongement et d’une variante de l’idée latine, qui avait pris consistance à partir des années 1860 dans le sud de la France et en Catalogne. Mais alors que l’idée latine se voulait une manifestation d’identité sudique et de vouloir-vivre ensemble contre les nords parisien, germanique ou anglo-saxon, la Méditerranée latine est plus expansive que défensive : c’est une idéologie de conquête, une rationalisation de l’appropriation du bassin méditerranéen par sa rive européenne au nom de l’héritage romain et chrétien. L’Europe est invitée à reconquérir l’espace de ses origines contre un Islam qui l’aurait usurpé. Les analyses d’historiens comme Henri Pirenne prêtent la main aux écrivains qui militent dans ce sens.

C’est en Italie que cette célébration de la Méditerranée latine connaîtra ses développements les plus extrêmes. L’idée de « mare nostrum » n’y est pas seulement un moyen, mais une fin ; elle a inspiré à Mussolini ses malheureux rêves impériaux, qui seront à l’origine d’une partie des conflits méditerranéens préludant à la seconde guerre mondiale. Dans le champ politique français, cette idéologie ne s’est pas incarnée aussi fortement dans une stratégie de conquête. Elle a d’abord été très présente dans la littérature, avec notamment les œuvres de Louis Bertrand sur l’héritage romain et chrétien de la Méditerranée, largement diffusés dans les années 1910 et 1920. Puis elle a triomphé symboliquement en 1930 avec la célébration du Centenaire de l’Algérie française et le Congrès eucharistique de Carthage. A cette manifestation, on ne parle pas encore des « trois religions », mais d’une seule, la religion catholique : les enfants de Marie défilent dans l’amphithéâtre où ont été martyrisés les premiers chrétiens d’Afrique.

Ce passage de la littérature au politique a été en réalité un triomphe assez bref, comme courant littéraire : le succès politique du Centenaire de l’Algérie a paradoxalement scellé le destin de la littérature exaltant la Méditerranée latine.

Un facteur d’épuisement du mythe latin est peut-être l’apparition d’un nouveau thème justificateur de la domination coloniale, celui de « la France grande puissance musulmane ». Par une étrange inversion du vocabulaire de la latinité, la relation entre la France et son Empire d’outre-Méditerranée est justifiée dans les années vingt moins par l’appartenance du Sud à l’héritage latin, que par une certaine appartenance de la France au monde musulman. Résonnant avec la vieille idée du « royaume arabe », ce discours se fait très prégnant à l’occasion de la construction de la Mosquée de Paris. On souligne alors que le sang versé par les Musulmans pour la France crée des liens et des obligations pour elle. Un lien du sang qui sacralise en quelque sorte la relation franco-maghrébine, comme l’avait fait le sang des martyrs chrétiens d’Afrique. Mais au total, ce discours sur la France musulmane aura moins d’effet que celui sur la « patrie méditerranéenne ».

La « patrie méditerranéenne »

En réaction contre les accents dithyrambiques d’une latinité triomphante, un groupe d’écrivains talentueux : Audisio, Camus, Roblès, Bosco et leurs amis de ce qu’on a appelé plus tard l’Ecole méditerranéenne des lettres, appuyés sur un réseau de revues des deux rives (Cahiers du Sud, Aguedal, Cahiers de Barbarie, Rivages, Revue du Caire…), s’emploient à promouvoir dans les années trente l’idée d’une « patrie méditerranéenne », qui ne serait pas fixée sur le seul héritage romain de la Méditerranée, mais donnerait un visage commun à tous ses enfants, celui de l’« éternel méditerranéen », un « être nourri de ciel et de mer », un homme « mesure de toute chose » dira Valéry, et plutôt solaire et païen que latin et chrétien.

Une des définitions les plus célèbres de l’homme méditerranéen et de l’humanisme méditerranéen, est celle proposée par Paul Valéry en 1933 :

… cette mer fermée, dit-il à propos de la Méditerranée, est … à l’échelle des moyens primitifs de l’homme ; toute entière située dans la zone des climats tempérée, elle occupe la plus favorable situation du monde.

« Sur ses bords, quantité de populations extrêmement différentes, quantité de tempéraments, de sensibilités et de capacités intellectuelles très diverses se sont trouvées en contact … En aucune région du monde, une telle variété de conditions et d’éléments n’a été approchée de si près, une telle richesse créée et maintes fois renouvelée. Or, tous les facteurs de la civilisation européenne sont les produits de ces circonstances, c’est-à-dire que des circonstances locales ont eu des effets (reconnaissables) d’intérêt et de valeur universels.
En particulier, l’édification de la personnalité humaine, la génération d’un idéal du développement le plus complet ou le plus parfait de l’homme ont été ébauchées ou réalisées sur nos rivages. L’Homme, mesure des choses ; l’Homme, élément politique, membre de la cité ; l’Homme, entité juridique définie par le droit ; l’Homme égal à l’homme devant Dieu et considéré sub specie aeternitas, – ce sont des créations presque entièrement méditerranéennes dont on n’a pas besoin de rappeler les immenses effets. »

Très souvent citée, cette envolée lyrique, qui fait surgir l’Homme méditerranéen de la diversité humaine méditerranéenne, a nourri un certain fétichisme de la Méditerranée. Elle ne doit cependant pas être détachée de son contexte, qui était au service d’un projet scientifique : esquisser un programme général des études pour le Centre universitaire méditerranéen de Nice. Dans ce texte de P. Valéry, qui ne sera publié qu’après la guerre, l’objectif était d’étudier la Méditerranée en tant que « dispositif à faire de la civilisation ».

Cette façon, très séduisante, de dépasser le conflit colonial, ainsi que tous les conflits méditerranéens, de les sublimer dans un humanisme fondamental, et de penser une Méditerranée plus généreuse et fraternelle, une Méditerranée pour tous, résistera mal aux chocs de l’histoire. Au moment où à Tunis, Alger, Rabat, Nice ou Marseille on exalte les valeurs communes d’un « peuple grouillant et fraternel », et où on tente de bâtir une nouvelle morale sur la « conscience méditerrane », la guerre qui déchire l’Espagne témoigne davantage de la barbarie des hommes que des valeurs méditerranéennes. La « danse devant la mer », « loin de la guerre au regard vide », fait figure de recette un peu dérisoire, même si la splendeur sans cesse renouvelée de la nature semble refouler l’horreur des luttes humaines.

Peu après, la deuxième guerre mondiale embrasera progressivement la plus grande partie des rivages méditerranéens. La région méditerranéenne devient un enjeu géostratégique majeur et le principal théâtre occidental des opérations entre 1941 et 1944.

Plus encore peut-être que la guerre, c’est le processus chaotique et dramatique de la décolonisation qui mettra à l’épreuve le mythe méditerranéen dans sa version humaniste, en soulignant ses limites. Très tôt, Jean Amrouche opposera à la vocation réconciliatrice de l’Etrenel méditerranéen l’esprit de résistance de son « Eternel Jugurtha ». Mais, malgré sa sensibilité mystique, ce n’est pas lui qui diffusera la vulgate sur la Méditerranée, lieu d’origine des grandes religions monothéïstes. Par contre, les Cahiers du Sud publient en 1935, sous la dirtection de J. Ballard, un remarquable volume sur l’Islam et l’Occident.

L’idée méditerranéenne va cependant perdurer et continuer à mûrir dans des cercles intellectuels restreints (en 1943, le politologue André Siegfried publie Vue générale de la Méditerranée dans laquelle il intègre aussi bien la « race méditerranéenne » (ou « humanité méditerranéenne ») que la géographie physique, le climat, la végétation, les productions, les régimes de propriété, les échanges. A la même époque, l’historien Fernand Braudel concocte, dans son lointain camp de prisonniers en Allemagne du Nord, l’introduction éblouissante de sa thèse sur La Méditerranée à l’époque de Philippe II, un texte où il avoue son amour passionné pour la Méditerranée et qui contribuera beaucoup à vulgariser et à mettre en formules une vision à la fois géographique, humaine, culturelle de l’unité de la Méditerranée et des trois temps de son histoire. Mais, dans l’immédiat après-guerre, cette réflexion académique de qualité sur la Méditerranée ne parvient pas encore à s’imposer dans le champ politique comme référence opératoire.

Il est vrai qu’à cette époque, la Méditerranée « a cessé d’être une mer européenne ». Le conflit est-ouest la domine, alors que la décolonisation sape l’ancien rapport de domination entre une Europe affaiblie, qui n’a pas encore accompli sa conversion communautaire, et un monde arabo-musulman en quête de liberté et d’affirmation de soi.

Paradoxalement, ce moment d’équilibre entre les deux rives devient plus favorable à un regard lucide du nord sur l’espace méditerranéen. Un « retour à la Méditerranée » est proposé dans les années cinquante comme « une cure d’équilibre et de bonheur » « à la névrose des peuples ». La Méditerranée devient une « réserve de vie » (Gabriel Marcel) et une réserve spirituelle pour une Europe terriblement meurtrie par la guerre.

Mais on est conscient aussi des limites de cette ressource. Gabriel Audisio nuance sa célébration de la patrie méditerranéenne et insiste désormais sur la « dualité méditerranéenne », sur ses contradictions fécondes. Certaines voix discordantes s’intéressent aux ombres du tableau (la « Méditerranée des pauvres » de Georges Duby (L’Arc, N° 2, hiver 1959) ou encore un curieux poème de Henri Matisse, « Méditerranée rouge ». D’autres, comme Jacques Berque et Edgar Morin, ont su marier la fleur et les épines dans leur éloge de la Méditerranée.

Par ailleurs, des chercheurs commencent à analyser le « mythe méditerranéen » comme un mythe du nord que se réapproprient les gens du sud. D’autres s’efforcent de donner à l’unité méditerranéenne une base scientifique (avec l’action du Centre universitaire méditerranéen de Nice). C’est l’époque aussi où, avec prudence, on place l’entreprise de réconciliation méditerranéenne sous le patronage religieux. G. La Pira lance à partir de 1958 les colloques méditerranéens de Florence pour « réconcilier les enfants d’Abraham ». Son initiative contribue beaucoup à vulgariser le discours sur la Méditerranée, lieu d’origine des trois monothéïsmes, qui n’avait pas dépassé jusque là des cercles restreints

Une tentative significative pour promouvoir l’idée d’une « pax méditerranea », fut celle de la revue Etudes méditerranéennes, fondée par des intellectuels du nord et du sud en 1957. « En dépit des haines grandissant dans le monde, le devoir des élites, affirmait le liminaire, est de maintenir constamment ouvert le dialogue entre les hommes et entre les peuples ». C’est la première fois qu’un regard véritablement commun et réaliste – dialectique – est posé sur la Méditerranée, « théâtre de luttes où les forces centrifuges se mesurent aux forces de rapprochement ». Le dominicain du Caire Louis Gardet publie dans le premier numéro un article fondateur sur le dialogue culturel. Comme à Florence, on sent qu’il y a là un moment fort de l’expression d’une société civile méditerranéenne, mue à la fois par le doute et l’espoir. Mais la dureté des affrontements, exacerbés par la crise de Suez, laisse alors peu de place au magistère de la parole et à la résolution des conflits politiques par une meilleure connaissance mutuelle. L’Appel lancé en 1956 par Camus et ses amis pour une trêve civile en Algérie reste sans écho, les colloques de Florence sont dominés par les dissensions politiques et la dynamique du Centre universitaire méditerranéen de Nice s’épuise.

Les luttes de la décolonisation balaieront les rêves des « hommes de bonne volonté », qui resteront longtemps incompris : après les indépendances, la Méditerranée de Camus sera dénoncée publiquement par les autorités culturelles algériennes comme une couverture de l’entreprise coloniale.

Il est vrai que chez les colonisateurs, l’instrumentalisation de la Méditerranée avait fait parfois retour à la vision conquérante du début du siècle. Un slogan aussi réducteur que « La Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris » eut son heure de popularité dans les moments ultimes de l’Algérie française. Plus diplomatiquement, la France envisage en 1958 de proposer à ses partenaires de la Méditerranée occidentale un pacte méditerranéen ou une « communauté méditerranéenne de défense » qui sauvegarderait la souveraineté française en Algérie et prolongerait par un axe nord-sud le Pacte atlantique.

Les premières décennies qui suivirent les indépendances ne réservèrent elles aussi qu’une place modeste à l’idée méditerranéenne. La référence dominante de l’époque, dans la région comme dans le reste du monde, était le « développement », à la fois processus économique et temps commun de l’histoire, nouveau version du mythe du progrès pour les sociétés de l’ouest, du Nord et du Sud. Durant ces « décennies du développement », qui étaient aussi le « temps de la coopération », le dialogue nord-sud et l’idéologie tiers-mondiste au service du développement mobilisaient davantage les esprits que la référence à une Méditerranée qui sentait trop ses origines coloniales et l’euro-centrisme culturel. En outre, la visibilité planétaire du Sud débordait tellement l’espace méditerranéen qu’elle l’occultait. L’Europe des six se montre alors très prudente dans l’évocation des solidarités méditerranéennes, ou ne se pose pas le problème quand elle incorpore l’espace algérien dans le Traité de Rome. Elle privilégie l’établissement d’une coopération eurafricaine, dans le fil de ce qu’affirmait déjà la Déclaration Schuman en 1950. Quant à la politique méditerranéenne de l’Europe, elle cible en priorité les pays d’Europe méditerranéenne, qui ont vocation à rejoindre la Communauté (Grèce, Espagne, Portugal).

Il y eut bien dans les années soixante-dix une tentative de refonder une Méditerranée pour tous les méditerranéens, dans le plaidoyer de Bourguiba puis de Boumédienne en faveur d’une « Méditerranée, lac de paix ». Mais ses promoteurs en faisaient moins une finalité qu’un moyen de desserrer l’étau du conflit Est-Ouest sur l’espace méditerranéen. Et, par ailleurs, l’initiative ne fut que mollement soutenue par les partenaires du nord ; vis-à-vis de cette région, la France gaullienne raisonnait alors plus en termes de politique arabe que de politique méditerranéenne. Le dialogue euro-arabe des années soixante-dix ne faisait guère référence non plus à la Méditerranée, ravalée, selon la formule d’Edgar Pisani, au statut d’ « inter-région » ; son objectif était seulement d’instaurer une relation nord-sud équilibrée tempérant la tutelle Est-Ouest imposée à la région.

La « réinvention de la Méditerranée »

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Comment analyser le nouveau retour à l’idée méditerranéenne qui s’est manifesté depuis la fin des années quatre-vingt ? (Nous laisserons de côté ici les facteurs liés à l’évolution du contexte international : chute du mur, guerre du Golfe, épuisement du mythe du développement…, pour nous intéresser surtout à la thématique méditerranéenne)

Ce retour s’est moins fait sur le thème de l’humanisme méditerranéen, comme dans la période précédente, que sur celui de la solidarité méditerranéenne, exaltée par les intellectuels, les écrivains, et reprise à leur compte par les politiques, à l’échelle nationale d’abord, puis dans le cadre du processus de Barcelone depuis 1995. Des centaines de colloques et d’ouvrages ont célébré depuis vingt ou vingt-cinq ans cette idée de solidarité méditerranéenne, qui est devenu un ornement incontournable de tout discours sur les relations euro-méditerranéennes.

Mais les mots de la solidarité ne sont pas ceux de l’union, au sens fort du terme, d’un espace régional. En 1995, la Déclaration de Barcelone parle seulement d’organiser undialogue, un partenariat, d’entretenir le voisinage, de développer les rapports ou lacoopération.

Quant aux arguments de la solidarité, ils se révèlent également ambigus. La rhétorique de ce qu’on a pu appeler la « réinvention de la Méditerranée » s’appuie un peu en vrac sur la géographie, l’histoire, l’économie, la culture… L’insistance avec laquelle certaines périodes du passé sont sollicitées pour démontrer cette solidarité laisse penser que, notamment pour les européens, il est plus facile de revendiquer un héritage méditerranéen ancien que de construire un présent commun avec les hommes d’aujourd’hui.

L’activation du modèle andalou est à cet égard exemplaire de la reconstruction d’un passé commun pour conjurer les menaces du présent. Il survalorise des moments exceptionnels de l’histoire conflictuelle des rapports islamo-chrétiens en Méditerranée occidentale pour en faire le symbole du dialogue et du consensus, et refouler les conflits du passé ou du présent. L’infléchissement de la réalité historique va jusqu’à faire de l’anniversaire d’une date de rupture – la prise de Grenade en 1492 – une occasion d’exalter ce dialogue et d’inviter à la réconciliation.

Hormis cette fraude historique, propre à toute recomposition mythologique, et consistant à retravailler le passé en fonction des attentes du présent pour en forger un destin, le discours néo-andalou comme modèle de réconciliation est ambigu pour trois raisons au moins. D’une part, il fait passer au second plan les véritables solidarités historiques de la région, celles héritées de la colonisation, qui sont des solidarités contradictoires, nourrissant tout à la fois l’attraction et le rejet. D’autre part, le mythe de l’Andalousie perdue et retrouvée n’a pas le même sens au sud et au nord. Pour les européens, cette perte n’est que celle d’un espace de dialogue ; pour les maghrébins, c’est celle d’un joyau de leur civilisation, qui leur fait cruellement défaut dans les rapports avec l’Europe comme avec l’Orient arabe. En troisième lieu enfin, cette forme de l’utopie méditerranéenne n’est pas fusionnaire. Elle exalte le dialogue entre des cultures posées comme fondamentalement différentes : ce n’est ni l’assimilation de type colonial, ni l’intégration postcoloniale, ni l’affirmation d’une unité culturelle commune.

La notion de « société civile méditerranéenne » à laquelle la Conférence de Barcelone a généreusement fait appel est également ambigüe et paradoxale. Comment croire à une civilité commune, alors que la libre circulation des hommes a été si fortement réduite du sud vers le nord ? Si l’Europe fait de plus en plus figure d’espace humain commun, ce n’est pas une perspective semblable qui est proposée aujourd’hui par les Européens aux autres méditerranéens.

Ces ambiguïtés du discours sur la solidarité méditerranéenne sont en réalité celles du « processus euro-méditerranéen ». La montée en puissance de la dynamique européenne a engendré une nouvelle donne des relations méditerranéennes, qui se caractérise par un processus d’inclusion-exclusion du sud par le nord. D’un côté, l’extension de l’espace communautaire et la force d’attraction du projet européen conduisent à intégrer la rive sud dans la zone d’influence de cette nouvelle Europe. Mais, de l’autre, le développement culturel, politique, sécuritaire du projet européen tend à ériger en Méditerranée une frontière identitaire et politique face au sud. Pour les Européens, la Méditerranée est à la fois une marche économique et une frontière humaine et culturelle. Ce rapport structurellement contradictoire entre l’Europe et ses voisins méditerranéens est porteur d’un risque majeur de tension entre les sociétés qui bénéficient de l’appartenance à l’Union européenne et celles qui en sont exclus.

La conférence de Barcelone a tenté de gérer ce risque sur le plan institutionnel, en organisant un « partenariat », mais foncièrement asymétrique, qui fait de l’« Euro-Méditerranée » une sorte de régionalisme périphérique de l’Europe. Cette réponse qui privilégie l’organisation de l’espace économique sur celle de l’espace humain et consacre la fermeture des frontières humaines de l’Europe instaurée par le système de Schengen, n’est pas à la hauteur des défis. Notamment, la vision de la dimension humaine des rapports euro-méditerranéens est restrictive, comme le montre le volet 3 de la Déclaration de Barcelone (complété ensuite par un volet 4 Sécurité et libertés, plus axé sur la première que sur les secondes).

Sans mettre en cause la construction d’une frontière méditerranéenne de l’Europe, le discours euro-méditerranéen issu du processus de Barcelone cherche cependant à en compenser les effets en exaltant au nom des solidarités du passé (Andalousies) une solidarité nouvelle à construire entre les deux rives de la Méditerranée. On sur-dimensionne ce qui rapproche en estompant ce qui oppose En l’absence de véritable espace humain méditerranéen, qui impliquerait la libre circulation des personnes, on invente un espace humain « virtuel », qui se contente de rapprocher entre eux les « voisins » méditerranéens par le recours incantatoire à un « dialogue culturel » désincarné. Mais, dans ce double discours de frontière et de solidarité, c’est clairement la logique de frontière qui l’emporte.

Cet usage du référent méditerranéen ne peut que susciter de la frustration et se retourner contre l’Europe. La fermeture des frontières humaines de l’Europe et les milliers de morts qu’elle a engendrés suscitent depuis quelques années dans les sociétés du sud un ressentiment anti-européen que les versions iréniques du discours sur la Méditerranée sont bien en peine de compenser. Certains responsables européens sont d’ailleurs conscients des effets de frontière culturelle, sociale, humaine que le projet européen porte en lui et projette sur sa marge méditerranéenne. En 2002, à la Conférence euro-méditerranéenne de Valence, la Commission européenne a même soumis à la réflexion des délégations participantes un texte sur les risques majeurs que fait courir au projet européen la « fracture méditerranéenne », et sur les moyens de la réduire.

Comme le souligne bien l’expression « Euro-Méditerranée », nous sommes entrés à nouveau aujourd’hui, comme au début du 20ème siècle, mais sur un mode atténué et suivant un autre style, dans un contexte de « Méditerranée européenne », Même si la forte présence stratégique des Etats-Unis y concurrence l’influence des Européens, le rapport entre la rive sud-est de la Méditerranée et l’Europe est plus dissymétrique que dans les années 70, à l’époque du Dialogue euro-rabe. Ce caractère imprime sa marque à l’idée actuelle de solidarité méditerranéenne : c’est une vision largement septentrionale de l’espace commun et de la solidarité qui est proposée par l’Europe aux pays d’outre-Méditerranée. C’est pourquoi il est difficile de parler d’un univers commun du discours méditerranéen. On constate qu’on s’est trop peu intéressé aux attentes du sud en matière de relations transméditerranéennes. Certains analystes vont plus loin en considérant que la seule voix du sud qui fasse pièce à la fois aux discours dominants et aux pseudo-mythes réconciliateurs venus du nord est l’islamisme.

Le contraste entre le discours sur la solidarité méditerranéenne et l’asymétrie euro-méditerranéenne organisée par le système de Barcelone a fini par se traduire dans les mots. Au début des années 2000, la notion de « voisinage » a été mise en avant, avec ce qu’elle suggère de clivage implicite entre la « famille » européenne et les « voisins ».

Contrairement à des versions précédentes du rapport de l’Europe à la Méditerranée, la rhétorique du « voisinage » ne doit rien aux intellectuels. Par contre, elle s’accommode bien du vocabulaire identitaire qui a commencé à pénétrer largement l’idée européenne. A propos de l’adhésion de la Turquie, de la peur du terrorisme, de l’intégration des immigrés et surtout de la place de l’Islam et des musulmans en Europe, le rapport à l’altérité musulmane est devenu, dans beaucoup de sociétés européennes, un nouveau ressort des consciences d’appartenance qui se substitue au ressort universaliste et humaniste qui avait inspiré la refondation de la nouvelle Europe après la seconde guerre mondiale.

En réalité, les dynamiques sociales sont plus contradictoires. En réponse à cette tendance de l’Europe à se replier sur elle-même, la société civile impose aussi, par ses pratiques et ses ruses, l’existence d’un espace humain transméditerranéen et d’un espace civilisationnel mixte qui se développe à cheval sur cette frontière.

II. Le retour du facteur humain dans les enjeux euro-méditerranéens

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© Documentation Française
Quand on considère le « gel » actuel du partenariat euro-méditerranéen, et sa dernière manifestation qu’est le report du Sommet prévu à Barcelone en juin 2010, on est tenté de porter un jugement sévère sur l’intense activité déployée pendant trois ans pour redynamiser le processus de Barcelone. On a beaucoup et à juste titre dénoncé les ambiguïtés, contradictions et les maladresses de l’initiative française en Méditerranée, qui ont fait oublier ses apports, comme l’intérêt de remettre la question méditerranéenne au centre du débat européen, ou de réintroduire le dialogue euro-arabe dans le processus euro-méditerranéen. Mais les avatars de l’initiative française ne sont que l’écume des choses. C’est en réalité toute l’Europe qui est responsable de l’enlisement des relations euro-méditerranéennes. Les facteurs de cet enlisement sont à la fois conjoncturels et structurels.

La situation eu Proche-Orient

Le plus conjoncturel est bien sûr le conflit du Proche-Orient. Il est évident que l’affaire de Gaza a été la cause immédiate du gel de l’Union pour la Méditerranée. L’impossibilité de mettre en œuvre les décisions adoptées par la conférence euro-méditerranéenne de Marseille en novembre 2008 doit beaucoup au fait que les Européens dans leur ensemble n’ont pas vraiment cherché à dissuader les Israéliens de lancer leur offensive sur Gaza, contraire à l’engagement qui venait d’être pris à la conférence de ne pas recourir à la force pour régler les conflits. Leur posture dans cette affaire comme leur incapacité à se positionner clairement sur le conflit du Moyen-Orient ont eu un effet délétère et durable sur le rapport de confiance ébauché à Marseille.

La situation du système européen

Un facteur plus structurel tient à la situation actuelle du système européen, qui n’est pas favorable à une refondation audacieuse des relations euro-méditerranéennes. L’absence de politique extérieure commune claire ainsi que l’accroissement des instances décisionnelles au sommet de la machine européenne favorisent la fragmentation et la diversification des politiques méditerranéennes des Etats, ainsi que leur mise en concurrence. Le retour à des stratégies nationales – voire à des réflexes nationalistes – chez les grands acteurs européens est une tendance lourde qui contraste avec la façon dont quelques petits pays s’évertuent à défendre une politique commune. Ainsi, la présidence finlandaise avait su en 2006 réactiver la coopération euro-méditerranéenne malmenée par l’échec du 10ème anniversaire de la conférence de Barcelone. De même, on avait beaucoup attendu de la présidence suédoise. Mais il n’est pas réaliste de compter sur les rares Etats membres encore animés par la vertu européenne pour compenser à eux seuls le manque de ressort communautaire.

La question de la Turquie

Un troisième facteur, encore plus structurel, est que beaucoup de pays et de dirigeants européens – dont la chancelière allemande – partagent les réticences de N. Sarkozy à l’égard de l’adhésion de la Turquie, qui « ne fait pas partie de l’Europe ». Plus ou moins explicitement, cette réticence est l’expression d’une peur ou d’un rejet du monde musulman, d’un sentiment que l’islam serait incompatible avec le projet européen ou du moins n’appartient pas vraiment partie à la « maison Europe ».

Comme pour les flux migratoires, cette peur est attribuée à l’opinion publique, que toutefois la plupart des responsables politiques se gardent d’éclairer sur le sujet. On est loin du magistère moral que les dirigeants européens du lendemain de la guerre s’obligeaient à exercer auprès de leur opinion, en refondant sur des valeurs humanistes et universalistes l’Europe en ruines. Aujourd’hui, c’est le réflexe identitaire qui semble devenu le principal ressort du projet européen, une identité sans contrôle qui habite l’Europe comme une « folle du logis ».

Prisonnière de ses tentations identitaires et populistes, l’Europe éprouve une grande difficulté à penser son rapport au sud et au monde musulman, sinon pour en faire de façon passive et implicite un repoussoir de l’identité européenne, une « frontière musulmane » de l’Europe. A maintes reprises ces dernières années, la stigmatisation de l’Islam a servi de réponse facile à la question « Qu’est-ce que l’Europe ? ». On l’a vu avec la question récurrente de l’adhésion de la Turquie, avec l’affaire des caricatures de Mahomet au Danemark et la votation sur les minarets en Suisse, ou encore à l’occasion du lamentable débat français sur l’identité nationale. Les « affaires du voile » ont essaimé dans toute l’Europe, et la rhétorique islamophobe s’est retrouvée présente dans beaucoup de programmes des partis conservateurs lors des élections européennes.

Cette propension de l’Europe actuelle – ou du moins d’une partie de sa classe politique – à faire de l’Islam son altérité externe (et interne) est relativement récente : la « petite Europe » des années cinquante, qui englobait les départements français d’Algérie, ne faisait pas de la Méditerranée une frontière naturelle ou culturelle. Surtout, cette tendance contraste avec la vision beaucoup plus ouverte et généreuse des rapports avec le monde musulman développée par le président Obama dans son discours du 4 juin 2009 à l’Université du Caire.

Or, le rapport à la Méditerranée est beaucoup plus crucial pour l’Europe que pour les Etats-Unis. Pas seulement pour des raisons stratégiques, énergétiques, économiques, mais parce que la gestion de l’espace humain méditerranéen conditionne en partie la nature et l’avenir du projet européen. Longtemps refoulée, cette dimension humaine des rapports euro-méditerranéens est réapparue depuis quelques années comme un enjeu majeur des rapports avec les sociétés d’outre-Méditerranée : on redécouvre progressivement la nécessité de mieux gérer la proximité humaine et culturelle avec le sud, dans ses réalités anciennes comme dans ses nouvelles figures.

Si on ne se contente pas des discours sur la « fracture méditerranéenne » ou sur la « confrontation Orient-Occident », le mot qui vient en effet le plus à l’esprit pour caractériser les liens entre l’Europe et les sociétés sud-méditerranéennes est « proximité » : une proximité géographique et historique évidente, une proximité économique et environnementale certaine, mais aussi une très grande proximité humaine et culturelle. La notion de « creuset méditerranéen » ne renvoie pas seulement à des héritages antiques ou médiévaux complaisamment mis en avant, mais surtout au fait que les deux derniers siècles ont brassé les populations de la région méditerranéenne au moins aussi fortement que celles de l’Europe. L’imbrication des liens humains et culturels qui en découle a créé un réseau de solidarités (y compris sur le terrain religieux) qui résiste à la construction des frontières méditerranéennes de l’Europe, par exemple en matière de pratiques matrimoniales : à population égale, il y a plus de mariages « mixtes » franco-maghrébins que franco-allemands, et Marseille, à elle seule, compterait, selon le cabinet du maire, plus de 30% de « musulmans », principalement originaires du Maghreb.

Le projet européen a mal géré jusqu’à présent cette réalité. Depuis 1986 et les accords de Schengen, il s’est employé, sans vision à long terme ni évaluation des effets de cette politique, à renforcer la frontière humaine de l’Europe en Méditerranée. Comme on l’a vu, le Processus de Barcelone n’est pas revenu sur cette politique, malgré son souci de renforcer le partenariat avec les pays d’outre-Méditerranée : il a consacré le divorce entre espace économique et espace humain, tout en comptant sur le dialogue culturel entre les sociétés civiles pour en atténuer les effets. Mais ce pseudo « dialogue » n’a fait souvent qu’apporter des réponses inadaptées et archaïsantes (comme l’exaltation du mythe andalou) à des problèmes contemporains

Cette politique de développement humain séparé en Méditerranée, qu’on peut qualifier d’apartheid tempéré, n’a pas résolu la question de la dimension humaine des rapports transméditerranéens, mais a au contraire engendré des effets pervers, comme le développement des migrations clandestines et ses milliers de victimes. Une autre conséquence indirecte, moins dramatique, de la politique européenne est la stratégie juridique de contournement des frontières de l’Europe par les individus en position de faire valoir une double nationalité. Ces cas ne sont plus isolés mais se comptent aujourd’hui par millions ; ils témoignent de l’émergence d’un véritable individualisme transméditerranéen, qui renforce le phénomène de stabilisation en Europe de sociétés méditerranéennes interfaces.

A côté de ces pratiques individuelles, qui tissent un espace humain méditerranéen par le bas,le rôle de la société civile organisée a beaucoup gagné en consistance et crédibilité depuis le Processus de Barcelone, dans un sens de plus en plus autonome par rapport aux relations intergouvernementales. Des acteurs d’inspiration humaniste (comme les ligues des droits de l’homme), religieuse (San Egidio en Italie, CIMADE en France), politique (Forums sociaux, ATTAC…) se sont donné pour tâche de dénoncer les effets humains de la fermeture des frontières de l’Europe. Aujourd’hui, une véritable prise de conscience de l’opinion se fait jour sur le sujet, aidée par divers relais médiatiques. Elle aide le public et les citoyens européens à comprendre que le projet européen peut être meurtrier dans certaines de ses conséquences et que les immigrés clandestins ne sont pas seulement des victimes ou des menaces, mais aussi des acteurs de leur destin qui aspirent à circuler librement dans l’espace régional. Le Forum civil euro-méditerranéen de Marrakech a fait sienne en novembre 2006 cette prise de conscience, mais celle-ci ne pénètre que lentement chez les acteurs politiques. Toutefois, lors des élections européennes, quelques listes, dont celles des Verts, ont dénoncé les effets de l’Europe forteresse. La prise de conscience est également sensible chez certains responsables communautaires.

Mais, malgré la montée en puissance de la société civile, celle-ci n’a joué qu’un faible rôle dans les débats et négociations diplomatiques qui ont abouti à la création de l’Union pour la Méditerranée. Plus qu’à Barcelone en 1995, les acteurs civils ont été marginalisés dans le processus de mise en place de l’UPM. En matière de mobilité des personnes, les textes adoptés par le sommet de Paris, fondateur de l’Union pour la Méditerranée en juillet 2008, et par la Conférence de Marseille en novembre suivant expriment un consensus sécuritaire entre les Etats du Nord et du Sud, qui fait peu cas des demandes ou des attentes civiles. De même, le Pacte migratoire adopté sous la présidence française de l’Union européenne se révélé restrictif, protecteur d’une Europe repliée sur sa sécurité. Il en reste à la problématique d’une immigration « choisie » contre une immigration « subie », comme s’il s’agissait de séparer le bon grain de l’ivraie. C’est une vision mise en cause de plus en plus fréquemment par des économistes, des géographes mais aussi des responsables européens communautaires.

Si le hiatus entre l’entente interétatique scellée à Paris et Marseille et les attentes insatisfaites de la société civile caractérise les nouveaux rapports institutionnels euro-méditerranéens issus de l’UPM, la tension entre logique étatique et aspirations civiles peut aussi, paradoxalement, constituer une source de dynamisme. Aujourd’hui, les choses semblent ne pouvoir bouger en matière de relations humaines transméditerranéennes qu’à travers revendications, rapports de forces et conflits. Comme on l’a vu, les ONG caritatives se comportent de moins en moins en auxiliaires passifs des pouvoirs publics et entendent jouer un rôle exigeant en matière de respect des droits de l’homme. C’est ainsi qu’un contentieux musclé oppose depuis 2008 en France la CIMADE au ministère de l’immigration et de l’identité nationale sur la gestion des centres de rétention pour sans-papiers. Dans le même temps, des voix alternatives très diverses, y compris dans les milieux religieux chrétiens ou musulmans, se font entendre et se regroupent pour contester ou dénoncer certains aspects de la logique euro-méditerranéenne. Les chercheurs eux-mêmes sont touchés par cette évolution : ils se montrent moins tentés par l’expertise et plus soucieux de promouvoir une analyse indépendante – voire citoyenne – des rapports euro-méditerranéens.

Très significative également est la tension entre acteurs gouvernementaux et acteurs civils qui se donne à voir au sein de la Fondation Anna Lindh, une des rares instances du système euro-méditerranéen où l’articulation entre les deux types d’acteurs est explicitement organisée. Contrairement aux recommandations du Rapport des Sages sur le dialogue des peuples et des cultures en Méditerranée (2004) qui prônaient d’en faire un organisme indépendant, la Fondation fut créée sous la forme surprenante d’une « organisation intergouvernementale de la société civile », qui explique le bilan peu convaincant de ses premières années de fonctionnement. La critique a suscité un changement de politique, de structure et d’équipe qui s’est traduit par l’adoption en novembre 2008 d’un programme triennal où sont relayées des revendications de la « base » sur la mobilité des personnes. Mais cette politique ambitieuse se heurte à son tour à la mauvaise volonté politique et financière des Etats.

Malgré l’incertitude qui pèse sur l’avenir de la Fondation, son exemple montre que, dans un contexte globalement pessimiste sur l’avenir des relations euro-méditerranéennes, la capacité de contestation des acteurs civils est au total un facteur nouveau et positif. C’est pourquoi certains acteurs politiques, tel Risto Weltheim, ambassadeur finlandais auprès du processus euro-méditerranéen, invitent à s’appuyer sur eux pour relancer le partenariat.

Un autre facteur positif, très différent, qui mérite d’être relevé, est que les débats des deux dernières années ont été l’occasion, malgré les espérances déçues, d’un grand« remue-méninges » sur le devenir euro-méditerranéen.

Avant d’opter pour le concept mou et insignifiant d’ « Union pour la Méditerranée », d’autres pistes ont été explorées pour penser le devenir euro-méditerranéen sans reprendre l’appellation française contestée d’Union méditerranéenne qui entrait directement en concurrence avec la notion d’Union européenne. La formule la plus intéressante a été celle d’« Union euro-méditerranéenne », proposée fin 2007 par le ministre espagnol des Affaires étrangères, Angelo Moratinos, et déjà avancée auparavant par d’autres hommes politiques (par exemple Dominique Strauss Kahn en 2004 dans ses Cinquante propositions pour l’Europe) ou par des think tank. La formule défendue par Angelo Moratinos fin 2007 relevait peut-être d’un choix conjoncturel, mais elle avait pour avantage d’être polysémique. Elle pouvait en effet revêtir aussi bien une signification maximaliste (élargissement de l’Union européenne à des partenaires du sud) que minimaliste (création d’une structure englobant l’Union européenne et les pays d’outre-Méditerranée). Dans tous les cas, elle laissait la porte ouverte à une meilleure gestion de l’espace humain méditerranéen et autorisait surtout une vision plus prometteuse d’un destin commun, alors que l’Union pour la Méditerranée ne peut en aucun cas faire fonction d’utopie commune mobilisatrice pour des gens qui ne peuvent circuler librement dans l’espace méditerranéen.

A côté du jeu des appellations, les débats des trois dernières années ont été aussi l’occasion pour certains hommes politiques de prendre position en faveur d’une plus grande ouverture humaine de l’Europe vers le Sud. En France par exemple, des responsables de différents bords affichent désormais leur inquiétude devant les effets pervers de la fermeture des frontières humaines de l’Europe et leur souci de voir la politique européenne évoluer sur ce point. Il est vrai que plaider pour le retour à la liberté de circulation et à la mobilité des personnes en Méditerranée demande un grand courage politique. « C’est une question qui tétanise les hommes politiques, même quand ils sont conscients de sa pertinence », confiait un diplomate impliqué dans l’initiative française. Elle a été trop longtemps instrumentalisée dans un sens populiste pour que sa reformulation ne nécessite pas une véritable révolution des esprits.

Ce changement est à bref ou moyen terme inévitable, dans la mesure où il n’est pas réaliste de vouloir faire de la Méditerranée un espace de paix sur le modèle européen sans assumer la proximité humaine et la continuité d’espace humain entre les sociétés riveraines. Et c’est pourquoi il convient de prendre en considération les recettes qui ont réussi pour pacifier l’espace humain européen.

La première de ces recettes a été d’articuler, comme cela a été fait dès la Déclaration Schuman de 1950, une utopie ambitieuse et crédible pour les populations avec des politiques du possible. On en est encore loin dans l’espace méditerranéen. Pourtant, l’élargissement progressif du Conseil de l’Europe à la région méditerranéenne serait une mesure à portée de main, à forte résonnance symbolique. Une autre recette consiste à cultiver la dimension humaine des relations inter méditerranéennes en privilégiant des politiques en direction de la jeunesse (Office euro-méditerranéen de la jeunesse, ERASMUS méditerranéen, harmonisation des systèmes éducatifs…). Tout ceci exige bien sûr un retour substantiel et significatif à la libre circulation des personnes. De même, le développement de la coopération entre les régions riveraines de la Méditerranée, cher à certains responsables d’Europe méridionale, n’est pas compatible avec la logique de Schengen.

En conclusion, il est certain que la dimension humaine des relations euro-méditerranéennes interroge lourdement l’idée européenne. De la gestion du rapport humain avec le sud dépend l’avenir du projet européen : soit le repli sur une pseudo-identité européenne bornée par la Méditerranée fait de l’Europe un « cercle fermé », face aux menaces d’invasion de ces nouveaux barbares que seraient les musulmans, soit on revient au pari d’une « Europe sans rivages » c’est-à-dire à celui d’un cercle vertueux assumant totalement sa proximité humaine et culturelle avec les autres rives de la Méditerranée. L’enjeu alors ne serait évidemment pas d’européaniser la Méditerranée mais au contraire de reméditerranéïser l’Europe, de la réconcilier concrètement et non pas seulement culturellement – c’est-à-dire virtuellement – avec ses racines méditerranéennes…

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