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Fil rouge

Frédéric Mounier, rédacteur en chef de Croire aujourd’hui, et Dominique Lang, assomptionniste et biologiste, rappellent les grands moments de la journée d’hier et nous introduisent au thème d’aujourd’hui.

Dominique Lang : « Accompagner l’articulation entre science et société »

Nous avons pris le temps hier de nous accueillir. La grâce d’être là, d’être présent à ce temps. Saisissant d’ailleurs d’entendre dans la journée un des intervenants parler de la « grâce de s’appartenir ». Les fils se tissent dans nos rencontres.
Aujourd’hui, faisons encore un pas. Accueillons la « grâce de faire mémoire ».

lang3-ff34fFaire mémoire de cette première rencontre avec Dominique Lecourt, qui, tenant sa lampe allumée, a éclairé notre connaissance du monde, de son humanité, et de sa tentation post-humaniste. Le temps du débat entre nous aussi. Occasion de faire connaissance, de découvrir que nous sommes venus avec des parcours si différents : certains d’entre nous, très au fait de la science, ont faim d’être stimulé encore, pour être à jour dans leurs connaissances. D’autres, riches d’autres lieux de connaissance, viennent goûter les questions et les ouvertures telles qu’elles arrivent. N’oublions pas de nous écouter, dans nos cheminements respectifs.
Et puis, la joie simple d’être là, prendre une sieste en écoutant un air de piano, de partager un repas, de faire connaissance. Les forums et les ateliers nous ont permis aussi parfois de saisir que plusieurs entre nous sommes venus ici, en ayant traversé le temps de la maladie ou de l’épreuve. Un des forums, sur la récupération après un accident neurologique, soulignait à quel point l’homme différent que nous devenons à travers la maladie a une beauté à dire de ce qu’il est désormais. Si nous savons l’écouter. Dans le film du Jour du Seigneur, quelques belles figures : le visage buriné du P. Martelet ! La bonhommie d’un Jean-Didier Vincent…
Le dialogue, trialogue, qui a suivi nous a permis aussi de reconnaître des postures : pour les uns, un positionnement fort dans le débat entre science et foi. Pour d’autres, une attention plus forte au questionnement éthique, à partir de ce que l’homme traverse. Enfin, le temps de la poésie, de la « création », autour de quelques chansons lancées dans la nuit. Temps de la gratuité, temps du repos du corps et des cœurs.

Je vous propose quelques échos à ce qui s’est dit, à ce qui s’est tenté de dire hier.

Je souligne d’abord cette thématique récurrente du réductionnisme que nous avons évoqué à plusieurs reprises. Elle est bien sûr incontournable, et elle est aussi insuffisante. Le réductionnisme est un outil précieux pour le scientifique : on coupe la réalité complexe en éléments simples à saisir. Pour autant, le mouvement de reconstruction vers le complexe est bien plus difficile encore. Le réductionnisme est aussi une contrainte du journaliste. La réalité complexe doit être rendue pédagogique, au détriment souvent de bien des nuances et des paradoxes. Expérience de la limite. Invitation à s’approprier chacun la complexité du monde, au-delà des réductionnismes.

Nous avons aussi entendu à plusieurs reprises cette invitation à saisir ce qui « se trame » dans l’humain de notre temps. Est-ce si étonnant quand on parle de la « fibre » nerveuse ? On a cru qu’il suffisait de démêler ces fibres pour saisir ce qui est de l’ordre de la pensée. On constate qu’on a juste oublié de saisir que le « tissu » humain est croisé par d’autres fils, ceux de l’existence, des relations, de l’histoire, des blessures, des désirs, des joies et des peines. « Nous sommes cette étoffe sur laquelle émerge des rêves », disait Shakespeare, rappelait l’un de nos intervenants.

Un mot aussi sur ces deux figures que nous a présenté Dominique Lecourt : Le technoprophète, optimiste passionné par le progrès, et le biocatastrophiste, veilleur des apocalypses à venir. Notons juste, pour nous qui nous nourrissons aussi de notre terreau biblique, il est important de noter que ces deux figures ont des équivalents, qui pourtant diffèrent. Le prophète biblique ne lit pas dans l’avenir, il lit dans le ‘cœur’ de l’homme, y reconnaît ses misères et lui dit donc sa vérité : si tu ne choisis pas la vie, tu vas à la mort. Ce n’est pas un optimiste né. C’est un réaliste, passionné de conversion des cœurs. Quant au voyant de l’apocalypse, il n’est pas un pessimiste. C’est un lecteur de l’histoire, dans laquelle il dénonce la bestialité des forces du mal. Et il annonce la tenue, persévérante, de l’essentiel de l’humain. Il y a une espérance pour l’humain face aux « bêtes » inhumaines. Ainsi, donc, n’oublions pas d’honorer aussi la richesse de ces figures.

A plusieurs moments hier, la question de « l’homme augmenté » est revenue, entre fascination et angoisse. Comme un contre-point est arrivé en fin de journée le rappel de « l’homme diminué ». De cette homme blessé, marqué par la maladie, la pauvreté, le handicap, la différence. Et nous avons entendu qu’au bout du compte, ce qui donne sens, ce qui dit la dignité, c’est bien le rapport à cet homme diminué, bien plus qu’à l’autre. Il nous tient à la bonne hauteur de l’humain.

Nos débats ont mis à jour aussi que la science rêve elle aussi, par moments, à des eldorados, des cités d’or, dans ces continents du savoir où elle prend pied. Mais voilà que le complexe, le manque est plus important que la conquête. Densité insaisissable d’une expérience du vivant. On a noté d’ailleurs que ce continent inerte, insensible du cerveau est plus accessible que le « sensible » de notre existence. Et cela risque de continuer longtemps. C’est peut être là que la foi chrétienne peut se tenir. Le réseau Blaise Pascalévoque cela, semble t-il d’une certaine manière : il y a plus d’intérêt à être dans l’accompagnement de l’articulation entre science et société ! Un accompagnement écoutant, éclairant, stimulant.

Enfin, j’ai été heureux d’avoir entendu dans l’un des forum cette idée que ce qui fait corps, ce qui fait chair dans notre existence a quelque chose à voir avec notre vie. Des théologiens, en dialogue avec des philosophes (de la phénoménologie) parlent désormais du « corps vécu ». Ce qui dure dans le cerveau, dans le corps, dans la vie, c’est ce « vécu », cette chair assumée, ce corps tenu. Corps appelé à ressusciter ; On a souligné hier que le désir de transparence de la connaissance scientifique, a du mal à « voir » ce qui est de l’ordre de la ressemblance, de ce projet d’humanisation qui fonde l’humain. Nous qui sommes venus ici peut être chercher des réponses à ces questions si brûlantes et déroutantes des progrès scientifiques, voilà que nous pressentons que nous allons repartir moins « forts ». Peut être même plus « faibles », de cette faiblesse qui dit la vie, qui est une fragilité existentielle. Peut être est-ce cela que le terme leb (kardia en grec) désigne dans l’expérience biblique : ce que A. Ganoczy traduit par « cœur cognitif », ce lieu de l’émotion, de la sensibilité, de l’intelligence, de la volonté, du discernement qui est très présent dans l’expérience judéo-chrétienne. Peut être est-ce cela que nous avions envisagé hier en cherchant à aller « au cœur du cerveau ».

Frédéric Mounier : « Une forme de lobotomisation douce »

mounier1-377dbTout au long de la journée d’hier, j’avais en tête mes échanges avec Maurice Bellet, il y a quelques années, lorsqu’il écrivait son petit livre Invitation [1]. Il fondait son analyse sur l’existence d’un double principe d’expansion : « 1/ Tout ce qui est techniquement possible sera réalisé. 2/ Tout ce qui peut se commercialiser, se vendre, être marketé, le sera… »

Notre exercice ici consiste à penser l’impensable, à tenter de toucher le seuil de la finitude de l’humanité, discerner ce que peut être l’« homme amélioré » , nous demander s’il existe des « bases neuronales » au sens moral ?…

Face à toutes ces questions, je voudrais m’interroger avec vous : QUI est légitime pour orienter, réguler, fixer des limites… à cette post-humanité, voire cette « transhumanité » actuellement en gésine ?

Qui sait ?

C’est tout le problème de l’accès à l’information. Jamais nous n’avons disposé d’autant de canaux d’information. Et pourtant, face à cette profusion, à cette extraordinaire mise à disposition, combien d’entre nous sont, ou se sentent sous-informés ? L’anthropologue Claudine Haroche [2] s’interroge : « Les flux ininterrompus ne risquent-ils pas de provoquer un blocage des processus de réflexion, et peut-être même de conduire à un effacement du sentiment d’existence du moi ? »

Les médias sont-ils à même de remplir leur rôle de médiatisation, de pédagogie active ? Trop souvent, ils succombent à l’impératif d’ « infotainment », cette information mise en scène sous les formes du divertissement, fondé sur le primat de l’émotion, de la compassion, voire de l’idéologie victimaire. Le tout alimenté par des myriades d’« experts » parfois autoproclamés…

P. Le Lay, ex-PDG de TF1 nous l’avait bien dit : « Mon travail consiste à vendre du temps de cerveau disponible ». Mon hypothèse : « Le « système » évoqué par Maurice Bellet a tout intérêt à cultiver la sous-information chronique, masquée sous les oripeaux de la sur-information. Il dispose ainsi d’un champ libre pour permettre la prolifération du principe de double expansion. »

Le politique peut-il jouer un rôle ?

Mes entretiens hebdomadaires avec les invités politiques de « Face aux Chrétiens » (La Croix – RND – RCF) laissent en moi un arrière-goût de malaise. Sur les grandes questions éthiques, sur les arbitrages à réaliser, nous les interrogeons : « Votre rôle consiste-t-il à précéder le peuple, l’éclairer sur le chemin à suivre, l’horizon à viser, ou bien à le suivre pour vous faire l’écho de ses aspirations ? » Le plus souvent, c’est la deuxième réponse qui l’emporte, accompagnée d’un certain désarroi : « Il faut bien suivre l’évolution des mœurs… ». Ils reconnaissent bien volontiers être l’objet de stratégies de communication très professionnelles mises en œuvre, dans les domaines éthiques, par des groupes ultra-minoritaires, mais experts dans l’art de « construire » l’opinion.

Par ailleurs, le législateur sait bien que l’actuelle prolifération législative, les trop nombreuses lois de circonstance dictées par l’émotion populaire sans jamais être accompagnées de décrets d’application, porte atteinte à sa crédibilité. Le législateur sait bien, aussi, que notre bonne vieille démocratie représentative, fondée sur des institutions médiatrices, délégataires d’une part de souveraineté, souffre d’un réel déficit de crédibilité : montée en puissance de l’abstention, des « partis » non parlementaires hors-système, au profit d’une hypothétique démocratie participative, avatar post-moderne de l’ancienne démocratie directe, fondée sur un contact direct et immédiat entre le citoyen et le décideur ultime. Enfin, le législateur pressent le glissement actuel de la loi vers le contrat, du bien commun vers la conjonction éventuelle des désirs individuels.

Dans ce contexte, les divers comités d’éthique semblent assurément indispensables pour activer les réflexions. Mais leur rôle normatif semble bien minimal…

Quid de l’école ?

Nous rêvons tous d’une école formant les « honnêtes hommes » de demain, conjuguant avec justesse chiffres et lettres, posant les fondements d’un esprit critique de bon aloi… Malheureusement, le « mammouth » semble grevé de ses propres démons, de son anémie graisseuse, et aussi, et peut-être surtout, de sa déconnection d’avec les familles, pourtant partenaires indispensables de toute éducation. Par ailleurs, les anciens hussards de la République, sont objectivement confrontés à une extrême parcellisation des savoirs, et aussi à une inversion du sens de la transmission : souvent, ce sont les jeunes qui, désormais, apprennent aux vieux comment vivre en ce monde, et utiliser les très nombreux outils mis désormais à la disposition de tous.
Les 35 millions d’enfants américains traités par la Ritaline, évoqués hier, manifestent cette extrême difficulté que vit l’école pour proposer aux jeunes un, ou des projets de vie crédibles.

Quid de la famille ?

Désormais à géométrie variable, marquée par une extrême précarisation, une fragilité dont nous n’avons pas fini d’envisager les coûts sociaux, culturels, politiques, la famille peine à construire les hommes et femmes debout de demain, pré-équipés du kit qui leur permettra de vivre avec les incommensurables surprises que leur réservera leur vie.

Quid de l’Eglise ?

Poliment écoutée en matière de morale publique, largement disqualifiée en matière de morale privée, l’Eglise s’en tire parfois, par les temps qui courent, par un « positivisme chrétien », qui ne me convainc pas. De très nombreux baptisés se retrouvent désormais dans des courants qui semblent regarder l’horizon à travers le rétroviseur, des courants dont la posture intransigeante trouve bien sa place dans le concert médiatique, mais pas dans le concert de la réflexion fondamentale : les « vérités à enseigner » manifestent un réel zèle apostolique, mais ne donnent pas lieu à un dialogue de fonds avec les hommes et femmes de bonne volonté. De même, la « culture du sacré », séparée de l’« humanitude », répond certes à un besoin humain vieux comme le monde, mais probablement pas à l’appel nouveau de l’Evangile.
Certes, des « nouveaux adeptes » surgissent, venus de partout et de nulle part, livrés à la liberté de leurs propres itinéraires. A surveiller.
Pourtant, les avancées probables des neurosciences nous obligent à reconsidérer les fondements de l’Incarnation, de la Réincarnation. On entend peu de choses de ce côté-là.

Pourtant, à terme, l’Eglise catholique, dépositaire d’un véritable trésor humain, philosophique, théologique, spirituelle, pourrait bien être l’un des lieux privilégiés parce que rares, pour l’expression d’une instance critique, ouverte à tous les inattendus, à commencer par celui de la Résurrection, des résurrections….

Une hypothèse…

Maurice Bellet pourrait bien avoir raison… Le système pourrait bien avoir intérêt à une forme d’anesthésie consentie, de lobotomisation douce. Il promet à tous la sécurité, l’absence de troubles de tous types. Le développement des gated communities, de l’interconnexion des fichiers, des diverses traçabilités, la mise en œuvre à tout crin du principe de précaution, cultive ce « Méfiez-vous les uns des autres » dont il a été largement question hier. L’intérêt des promoteurs du « système » est de cajoler les diverses communautés, repliées sur leurs identités, bien loin des possibles altérités. Dans ce contexte, la modification de l’humanité nous est vendue non comme une atteinte, mais comme un progrès qui facilitera la fluidité du marché, des plaisirs, des oublis. « Bonnes gens, dormez tranquilles !… »

Ultime précision

Les questions évoquées ci-dessus ne se posent que de notre côté (le bon…) du nouveaulimes, cette antique frontière de l’Empire. Au Sud, là où on meurt à 4 ans de la scarlatine, ou à 40 ans de vieillesse, il s’agit bien de MPR (Méga Problèmes de Riches)… Le paludisme tue toujours des millions d’hommes dans l’indifférence générale.

A lire, à voir…

Relisez Globalia [3] de Jean-Christophe Ruffin. Ce roman devient, peu à peu, actualité.
Relisez Chroniques du monde de demain [4] de Jacques Attali : tout y est, à sa façon foutraque et caricaturale.
Allez voir Wall-E. Tout y est du monde de demain


Notes

[1] Bayard, 2001
[2] La Croix du 29 août 2008
[3] Gallimard Folio
[4] Fayard

 

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