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La fin de la ville méditerranéenne ?

Avec Robert Escallier, professeur émérite de géographie à l’université de Nice Sophia-Antipolis, et Rémi Caucanas, doctorant en histoire à l’université d’Aix-Marseille. Animée par Nicolas Senèze, journaliste à La Croix.

Robert Escallier : La ville méditerranéenne à l’épreuve de la mondialisation

Dans la mémoire collective, y compris dans celle des spécialistes de la ville, subsiste l’idée d’un modèle urbain méditerranéen singulier sinon prestigieux où chaque civilisation a laissé son héritage et contribué à définir le cadre où les hommes continuent à vivre, aujourd’hui encore. La ville y est bien plus que la somme des maisons, monuments et rues, bien plus qu’un centre économique, elle est la projection sur l’espace de rapports sociaux traversée d’un faisceau de lignes qui distinguent, séparent le profane du sacré, le travail du loisir, le public du privé…où l’on se plait à croire que la ville est bien plus ville qu’une autre.

Un modèle de ville méditerranéenne est-il identifiable ?

Toutes les villes de la Méditerranée offrent au visiteur « un air de famille », une singularité. Les formes des tissus historiques (vieux centres), les couleurs, les bruits, les parfums des marchés et des places, les lumières et les ombres, les conduites sociales et ludiques donnent une atmosphère animée et spécifique reconnaissable entre toutes. Pourtant l’existence d’un complexe de caractères rapportable à l’ensemble des villes est difficile à démontrer, même si Fernand Braudel percevait la mer Méditerranée, « mer de voisinage », territoire de l’échange et de rencontre, comme le véhicule essentiel à l’acquisition de racines communes et d’une « évidence partagée ».

Dans cet espace de vieille civilisation urbaine , les villes sont nées il y a bien longtemps comme Marseille, fondée par les Grecs il y a plus de 2600 ans, et s’inscrivent physiquement dans des sites immuables. Elles ont été façonnées par la stratification d’éléments témoins de périodes historiques successives ; ainsi, au cœur de la capitale de la Syrie : Damas se superposent architecture romaine, bâtiments de l’époque chrétienne, constructions islamiques. Cités « millefeuilles » à l’exemple de Naples, elles sont les lieux d’accumulation d’éléments matériels structurants producteurs d’informations, du sacré, du mythe et de la mémoire collective où transpire un esprit du lieu commun à beaucoup et où se fabriquent citoyenneté et identité.

Les villes sont des espaces construits homogènes, denses et compacts qui contrastent avec le desserrement et l’étalement spatial actuel . A l’exception de quelques villes, métropoles politiques et/ou économiques agrandies et réaménagées, les décors urbains sont demeurés jusqu’à récemment, exigus, parfois même surdimensionnés. Du fait de son implication à la vie de la Cité, le centre ancien dont on perçoit les limites, la petitesse des pleins et des vides (la solidarité des éléments de son bâti dont aucun n’est autonome) a résisté au temps et entretient solidarités et proximités sociales, contraignantes parfois, enviées souvent. C’est à ces formes et à ces volumes (impliquant techniques et matériaux communs, et adaptation au modelé du relief et au climat : toits en terrasse, arches et voûtes de pierre, coupoles), ainsi qu’aux pratiques sociales et circulatoires inhérentes , que les villes, devenues infiniment plus grandes et étalées, doivent encore aujourd’hui leur personnalité et leur âme.

L’urbanisme souvent monumental et prestigieux ( désormais patrimoine exploité) offre des points de repère, des références ponctuelles correspondant à des objets définis : église, mosquée et minaret, hôtel de ville… La place, espace public par excellence, est le cœur de la vie sociale où s’affich(ai)ent avec une certaine théâtralité les conduites sociales respectueuses d’une hiérarchie subtile et non écrite des groupes et des lieux – nombreux romans et films, notamment italiens ou espagnols, évoquent ces espaces de représentation et de parade qui composent le domaine du visible – . Une différence majeure, dans la ville arabo-musulmane, l’agencement de l’espace est marqué par l’éclatement de la fonction de place à laquelle se substituent les lieux d’interaction sociale que sont, trilogie classique, la mosquée, le hammam et le souk (bazar).

La ville n’existe et n’est organisée que pour les échanges entre les hommes, « pour les échanges de signes et de symboles plus encore que de biens ». Elle est un marché, un lieu de production et de négoce ainsi qu’un espace de rencontre et d’interactivité . Le centre stratégique de la ville est le marché, lieu de mixité où la différence religieuse compte peu ou moins d’où, en période d’affrontement, l’acharnement à le détruire comme à Beyrouth, lors de la guerre civile. Dans les souks du Caire, les Coptes travaillent aux côtés des musulmans s’étant spécialisés dans le métier d’orfèvre d’où leur place dans le Khan el Khalili (achat des cartouches). Les principales cités, ports maritimes pour la plupart (Marseille, Barcelone, Alexandrie, Gênes, Izmir…Venise bien plus tôt) bâtirent leur puissance (accumulèrent leurs richesses) sur le commerce à longue distance, le monopole des trafics maritimes les plus rémunérateurs, plus tard sur la production manufacturière, et au plan financier sur la généralisation du crédit, de la banque et de l’assurance. Durant les temps de très grande liberté commerciale et du triomphe des « communes » sur le pouvoir impérial – la multiplication des villes libres en Italie -, la cité méditerranéenne assise sur des bases économiques solides donna naissance à une société complexe et hiérarchisée qui se distinguait de celle des villes de l’Intérieur.

La richesse et la complexité des sociétés viennent de leur ouverture sur l’ailleurs, l’universel : nombreux étrangers accueillis dans les cités cosmopolites (Livourne créée dans un but mercantile par les grands-ducs de Toscane). Les hiérarchies sociales aux lignes de clivage prononcées entre « popolo minuto » et « popolo grosso », le commun et la bourgeoisie du négoce… induisent des traditions édilitaires auxquelles ne sont pas étrangères les pratiques héritées du patronage et du clientélisme.

Cette société donne naissance à des formes originales de gouvernement toujours en recherche ou en défense d’autonomie. Les villes (euro-méditerranéennes) ayant obtenu leurs « franchises », les citadins organisent les premières municipalités. Par la suite, là où les libertés politiques et économiques prospèrent, là où administrations et juridictions gagnent en autonomie, les populations sont moins attachées à l’Etat-Nation qu’à leur cité. Les citadins aspirent à devenir des patriciens plutôt que des républicains et communiquent plus volontiers entre eux qu’avec les gens de l’intérieur (l’antagonisme entre Marseille, marchande et populaire, et Aix en Provence, l’aristocrate et la légaliste, figure utilisée dans le film de Guédiguian Marius et Jeannette).
Un autre caractère enraciné est la permanence des cultes, des cérémonies, des fêtes civiles et religieuses…l’étroite relation entre les lieux et les pratiques processionnelles ; la multiplicité, le caractère monumental et la richesse des lieux de culte (églises baroques et pénitents) participent au « génie du lieu », à une configuration sensible de l’espace urbain. Le succès du football en Méditerranée, sport collectif par excellence : le Barça, l’OM, la Juve, Fernabaçe Istanbul… s’explique en grande partie parce qu’il mobilise le groupe et lui permet d’éprouver sa cohésion, de l’exprimer, de la percevoir dans toute sa puissance et d’y puiser un renouveau de confiance…C’est comme dans la tragédie grecque, la purification des passions portées pendant la durée du match à leur paroxysme avec le déchaînement des violences partisanes…

Ces divers éléments parmi d’autres assurent la permanence d’une réalité sociale et culturelle difficilement quantifiable, mais inséparable d’une façon de vivre ensemble entre « cittadini » au travers de relations interpersonnelles et d’échanges quotidiens. La conscience d’appartenance à une collectivité urbaine englobante fait citoyen et féconde un « patriotisme communal » aux manifestations fortes parfois féroces, propices à la construction de territoires urbains spécifiques et magnifiés par des édifices monumentaux prestigieux. La puissance des lieux est alors productrice de liens matériels et charnels et de relations immatérielles d’ordre du symbole et de la représentation, vecteurs d’une identité commune partagés par tous quelle que soit sa place dans la hiérarchie sociale.

Ayant inventé l’art du gouvernement des villes, la cité méditerranéenne fut une civilisation dont le rayonnement s’étendit à l’ensemble du bassin et au-delà à toute l’Europe. On comprend pourquoi elle fut longtemps le modèle, sinon le modèle par excellence, de référence qui demeure mythifié encore vivant dans la mémoire collective des Méditerranéens et au-delà, même s’il existe une diversité des types urbains : la ville euro-méditerranéenne, la ville « orientale » (le terme de cité arabo-musulmane étant impropre) marquée par la pratique d’une citadinité « andaloue » intégrative, différente de la ville « ottomane » à citadinité associative sur le mode des « cités mosaïques » proche-orientales.
Tant que la Méditerranée est un espace de grande circulation, un domaine majeur d’activités et d’affaires, la ville conserve rayonnement et dynamisme, relations et réseaux. Le déplacement du centre de gravité du commerce mondial vers l’Europe atlantique fit que l’avancée des uns provoqua le recul des autres. Les villes méditerranéennes déclin(èr)ent et beaucoup s’install(èr)ent dans un long sommeil que ne vinrent interrompre que l’aventure coloniale, le chantier de la construction nationale et l’insertion dans un monde global.

Le modèle serait-il ailleurs, dans le chaos et l’informalité ?

Ce modèle urbain est parvenu jusqu’au milieu du 20° siècle relativement préservé, puis les choses ont changé. L’espace urbain ancien ne représente plus qu’une fraction réduite du territoire, le nombre a tout envahi (images spot de Damas, Tunis ou Istanbul) et le désordre s’est installé dans la plupart des villes. Désormais la singularité de l’urbain méditerranéen n’est-elle pas à rechercher dans l’informalité et le chaos ?

Plus des deux tiers de la population méditerranéenne résident en ville où existent des situations contrastées entre pays hyper urbanisés (Libye passée sans transition du nomadisme à la vie urbaine, Israël, Liban) et d’autres à urbanisation plus modérée (Egypte, Syrie, Albanie, Slovénie). La transition urbaine s’est accompagnée de la multiplication du nombre des centres urbains, de l’accroissement des populations urbaines ( particulièrement rive sud) et de la croissance vertigineuse de nombreuses métropoles qui concentrent les fonctions de niveau supérieur et stratégique (Beyrouth, Tripoli, Athènes, Rome, Barcelone, Le Caire et Istanbul…). Croissance démographique et solde migratoire se sont épaulés pour nourrir un dynamisme urbain, vecteur d’une mutation sociale et territoriale déstabilisatrice. P. Bairoch évoque même une urbanisation « parasitaire », un phénomène de « sururbanisation » de l’ordre de 40 à 50% corrélativement à leur niveau de développement.

Pour aller à l’essentiel, l’espace méditerranéen est resté à l’écart de la première révolution industrielle à l’exception de rares villes portuaires (Marseille). Lorsque les Italiens, les Espagnols, les Grecs en surnombre dans les campagnes et les îles quittent leurs régions, ils émigrent dans les pays transatlantiques, plus tard en Europe occidentale et quelques régions industrielles nationales. Les bouleversements sont tardifs comparés à ceux ressentis dans les villes d’autres régions ; dans la France du Sud n’évoque-t-on pas l’installation des Pieds noirs comme marqueur chronologique du renouveau de nombreuses villes . Sur les rives non européennes, la colonisation est pour les sociétés autochtones un profond traumatisme dont les effets déstabilisants les plus violents ne se manifestent qu’après la deuxième guerre mondiale, sous la forme de vagues migratoires des campagnes vers les villes. Le choc est brutal, on évoque « la ruralisation des cités », et les citadins perçoivent les nouveaux venus comme des envahisseurs ; les rapports entre beldi (bourgeois raffiné et lettré) et barrani (l’étranger, le « plouc ») se tendent . Un bourgeois désabusé de Tunis écrit « Tout est nivelé par le bas . C’est la grande confusion. Le pouvoir du grand nombre chasse l’élite… ». Un géographe de Rabat, citadin perplexe, déclare « plus la population des villes augmente, plus le nombre de citadins diminue ».

La ville ne serait plus la ville. Quand le rythme de croissance s’emballe, quand les fonctions économiques se diversifient, quand les élites traditionnelles n’assurent plus la liaison entre « le haut et le bas », la société se sent bousculée et agressée. En quête de nouveaux référents, elle mue et se transforme rarement en toute sérénité et confort.

Avec l’arrivée de populations souvent démunies et sans qualification, les concurrences sur le marché du travail se font plus rudes. Les systèmes économiques incapables d’absorber la totalité de la force de travail, le chômage se généralise, le sous-emploi se banalise. Une fraction importante des populations survit de petites activités commerciales et de services, licites ou non, fractionnées toujours ; l’économie informelle, le travail au noir deviennent le quotidien de nombreuses cités influençant tous les secteurs de l’activité et la société elle même, toutes les formes et les conditions de travail et de l’emploi se côtoient. Les frontières entre le formel et l’informel deviennent indécises .
L’informel n’est pas spécifique d’une aire culturelle. A Rome, à Naples…les périphéries ont été livrées aux appétits de promoteurs peu scrupuleux capables de surélever en infraction avec la loi, de trois à cinq étages la « casetta » élémentaire (et depuis longtemps, voir le film de Francesco Rosi datant de 1963 : Main basse sur la ville). Dans les villes arabes, la prolifération des petits métiers et des activités de faible productivité masque le rôle des entreprises de sous-traitance travaillant pour l’exportation et appartenant à l’économie souterraine dont on se plaît à souligner la vigueur dans les villes de la rive nord. Elle minimise le rôle des professionnels de la spéculation et de la corruption proches d’un état défaillant et faible.

Les pratiques d’une économie souterraine banalisée, les processus spéculatifs, la faiblesse et les défaillances des institutions appartiennent au commun des villes de la Méditerranée. Ce commun auquel s’attachent fraude fiscale, travail illégal et migration clandestine, activités illicites et mafias, ne peut pas fonctionner sans proximité (entente) entre les acteurs de l’économie souterraine, la bureaucratie et le politique. La corruption plus qu’ailleurs est en Méditerranée l’expression de l’ambiguïté historique des relations Etat/marché dont les acteurs sont englués (tenus) dans les structures sociales héritées (clientélisme et patronage, mafias). Ces pratiques produisent des villes souvent accablées par le laisser faire et l’incohérence.

Les dynamiques économiques et sociales ne suffisent plus à absorber et à fondre les nouveaux venus. Les sociétés portent, certes à des degrés divers, les stigmates d’une intégration incomplète ou avortée. Sous-emploi, hypertrophie d’activités « parasites », trafics divers témoignent de sociétés en difficultés. Dès lors, la médiocrité d’une partie souvent importante de l’habitat ne surprend plus. Des pans entiers de la ville sont constitués de quartiers dégradés aux logements insalubres où la rénovation quand elle n’est pas spéculative, s’essouffle. Aux taudis des vieux noyaux historiques – des « bassi » napolitains aux « fondouks » marocains – font écho dans le périurbain les « borgates » romaines tenus à l’écart de la ville « signorile » (noble) , les « gécékondu » (« posés en une nuit ») d’Istanbul ou d’Ankara. L’habitat non réglementaire (dit aussi « spontané, illégal, informel ») devient souvent la norme conduisant à toutes les dérives, soit une véritable pathologie de l’habitat, d’autant que l’espace disponible est mesuré et cher.

Du fait de la rapidité de la croissance du bâti, sans contrôle efficace et continu (combien de pentes et de fonds de vallées sont couvertes de quartiers « spontanés » d’habitat précaire, particulièrement au sud où les pouvoirs publics éprouvent des difficultés à faire respecter les plans d’urbanisme), la ville donne l’impression d’inachevé et d’incomplétude. Hier la ville paraissait compacte, homogène, maîtrisée, aujourd’hui l’emportent les débordements et les gaspillages spatiaux, les mécanismes d’éclatement, les paysages contrastés et déstructurés d’un périurbain inégal et bâclé ; ainsi, s’opposent le vieux et le neuf, le beau et le laid, l’articulé et le chaotique, le plein et l’aéré. Les bases politiques et sociales du gouvernement des villes insuffisamment solides entraînent le manque « d’intérêt public ». Dans cette ville du « laisser aller », du « mal governo », la vie au quotidien, pour le plus grand nombre, est difficile. Détaillons quelques points noirs du fonctionnement du système urbain :

  • l’asphyxie des réseaux de circulation tant à Naples, Athènes, Marseille qu’à Beyrouth, Tunis ou Alger, avec des effets néfastes au cœur des villes sur le patrimoine architectural (dégradation accélérée).
  • alimentation en eau potable et élimination des déchets solides et liquides,sont deux défis auxquels se confrontent la plupart des villes (nombreux quartiers où l’attente du marchand d’eau est quotidienne et onéreuse).
  • la quasi absence des espaces verts participe avec la quête d’habitat individuel à l’étirement spatial des villes… avec la difficulté à préserver les quelques parcs et jardins des pressions spéculatives.
  • le défaut de moyens matériels, techniques, juridiques, politiques pour combattre les risques auxquels sont confrontés les habitants et leurs territoires… Or, malgré ces handicaps environnementaux et fonctionnels, les villes méditerranéennes attirent de nouvelles populations.

Mondialisation et mutations urbaines, de nouvelles opportunités

Incluses dans le processus de globalisation, sensibles au télescopage de flux produits par les nouveaux systèmes relationnels et informationnels, les villes méditerranéennes que l’on croyait inertes réagissent. Elles transforment leur outil de production, s’ouvrent à de nouvelles fonctions et valorisent leur patrimoine architectural, culturel et leur environnement… bien sûr, les choses ne sont pas allées sans difficultés et problèmes, et toutes n’ont pas connu les mêmes trajectoires positives.

Les villes portuaires et industrielles dont les paysages trahissent la dureté des cycles économiques souffrent de problèmes de reconversion (obsolescence des activités qui ont fait leur fortune) ; quelques unes s’en sont affranchi et ont fixé des activités stratégiques tout en devenant des laboratoires urbains à l’image de « la ville des prodiges » Barcelone. D’autres villes tentent le même pari comme Valence, Marseille en pleine recomposition, entre désindustrialisation et reconquête résidentielle des espaces péricentraux (projets Euroméditerranée, MUCEM …), Naples, Athènes (Jeux olympiques). Des villes intermédiaires et moyennes grâce au savoir faire traditionnel, à la qualité de la main d’œuvre et de leurs élus, au capital d’innovation et d’initiative créatrice exploitent les opportunités qu’offrent le nouvel ordre économique mondial. Ainsi les villes de la troisième Italie, archétype des renaissances urbaines et des réseaux fructifiant les atouts du local . Autres exemples, les villes de Montpellier « la surdouée » valorisant son capital scientifique et universitaire, de Nice « l’eurocité » transcendée par Sophia Antipolis (et son inspirateur Pierre Laffitte), la technopôle ayant brisé le cercle de la mono-activité touristique.

En rejouant avec l’échange et les réseaux, en développant les activités stratégiques (Recherche&Développement) et en valorisant fonctions d’accueil et de service , la ville méditerranéenne se resitue dans la mondialisation. Le passage à une économie de services et d’échanges bouleverse la donne ; la société comme les territoires se diversifient et se complexifient encore.

L’arrivée de populations attirées par les nouveaux emplois et par le soleil (et aménités liées), disposant de revenus supérieurs à la moyenne (retraités aisés), participe à la demande d’amélioration des modes de fonctionnement des territoires. Outre les besoins en équipements lourds de santé et d’enseignement, et les exigences environnementales nouvelles à satisfaire (assainissement, eau potable…), une demande forte concerne l’amélioration des conditions de circulation des hommes et des marchandises (navettes quotidiennes, mouvements de fin de semaine, résidentiels…). L’ouverture de voies rapides, d’autoroutes de dégagement… rapproche la campagne des lieux d’activité et des centres de service ; il en résulte une urbanisation périphérique qui progresse au rythme de la construction des lotissements et de l’insertion des villages dans l’aire de métropolisation. Les inégalités sociales induisent de puissants contrastes dans l’aménagement des zones d’habitat et de loisirs. Ainsi à Nice, les collines sont réservées aux classes aisées tandis que les fonds de vallée recueillent l’habitat social destiné à loger les classes populaires d’origine majoritairement maghrébine et africaine.

L’extension de l’aire urbanisée correspond à un changement d’échelle de la vie quotidienne et de l’espace des relations sociales. Les sociabilités fondées sur la proximité physique (rue, derb ou quartier) sont érodées et le quartier, espace de reconnaissance, n’a plus de signification pour la plupart des citadins. Le temps du « métissage de café », de la mixité sociale s’éloigne. Les fêtes (religieuses ou laïques) ou les jeux (carnaval, féria) ne rappellent qu’occasionnellement la division du territoire urbain en quartiers, autrefois espace d’appartenance. Les vieilles centralités ne sont plus opérantes, les places sont désormais des lieux peuplés d’acteurs étrangers au lieu.

Dans la ville, divers modes d’habiter et de vivre, différentes formes d’urbanité s’expriment. Les « branchés » de la mondialisation à mobilité élargie, à forte cohérence socio-économique – à la recherche de « l’entre soi » – pratiquent une sociabilité réticulaire. Les groupes sociaux à mobilité réduite ou contrariée (marginaux, « piégés ») à fort taux de chômage et de sous intégration vivent dans un cadre familial étroit et territorial réduit au « ghetto » (à la barre HLM) ou au quartier illégal. En situation d’intermédiarité, les classes moyennes s’inquiètent du retrait de l’Etat (plans de rigueur actuels).

Nouvelles polarités sociales et nouvelles centralités (avec en question le devenir des centres anciens et pas seulement historiques ) signifient l’affaiblissement de la cohésion sociale et les regroupements ethno-sociaux (communautarisme), autant de clignotants de processus « clivants », (ségrégatifs). Comme ailleurs, la ville méditerranéenne est confrontée à une crise identitaire, d’autant plus sensible que la transition de la cité à l’agglomération a été tardive et souvent brutale. Le sentiment d’appartenance et la conscience de citoyenneté s’estompent. La citadinité, foyer du modèle méditerranéen, se fragmente et s’éteint.

L’action du politique, d’une nouvelle gouvernance urbaine peut-elle inverser la tendance, et le modèle de la ville durable, offrir une voie sérieuse de réparation en Méditerranée comme ailleurs ?

En réponse aux angoisses nées des dégradations environnementales, de l’insécurité, des risques dans la ville actuelle (on a oublié la cité historique tout aussi « menaçante »), une réflexion sur une forme renouvelée de l’utopie urbaine a été conduite dont il en ressort « la ville durable » nécessitant de penser ensemble le social, l’économique et l’environnement, enjeu difficile à réaliser. Concept flou, la protection de l’environnement n’étant pas une question urbaine, même si lutter contre les pollutions, choisir les énergies propres, traiter les déchets constituent autant de domaines-clé pour le développement durable des villes.

L’étirement des zones urbanisées et le recours systématique aux transports routiers (et aux plateformes logistiques qui malmènent le paysage) ont montré leurs limites et inconvénients. Dès lors, l’idée de ville dense apparaît comme la réponse « raisonnable » aux défis environnementaux : distances courtes, transports intégrés, maîtrise des besoins et des rejets énergétiques et autres…ce qui surprend le Méditerranéen, la ville resserrée ayant été longtemps perçue comme un lieu de dégradation environnementale : pollution, bruits, asphyxie circulatoire…

Bien sûr la ville méditerranéenne classique, surtout celle que l’on garde en mémoire, intègre plusieurs notions de la ville durable parmi lesquelles :

  • la maîtrise spatiale, ville compacte adaptée aux transports en commun publics (le succès du tramway niçois), au vélo et à la marche… la mobilité « douce ». Observons que tous les acteurs/décideurs ne sont pas du même avis, les partisans de la ville diffuse soulignent les difficultés et problèmes liés à une trop forte concentration.
  • la qualité architecturale et esthétique « durable » (construire pour longtemps…)
  • la convivialité, rôle majeur des « espaces publics » (places, cafés…) favorisant l’échange et la mixité sociale
  • la fonction de « forum » politique avec intégration des habitants dans un même projet commun (patriotisme communal partagé et non ségrégatif) .

Aujourd’hui, plusieurs villes sont passées de l’insouciance à la vigilance, du laisser faire à la maîtrise collective, sollicitant à nouveau l’intérêt public… Parmi les actions, la reconquête des centres vétustes (Gênes), des friches portuaires et industrielles , la réhabilitation de quartiers populaires… le développement des transports collectifs, des programmes d’économie des ressources foncières, énergétiques ou en eau, d’encouragement aux énergies renouvelables et propres… Faut-il souligner que ces projets sont plus dans l’imitation de projets exogènes (ex. du « waterfront » Boston, Chicago) que dans l’innovation proprement régionale ou locale. Surtout que comme dans d’autres cités, la requalification des sites induit leur gentrification (installation de populations plus aisées, plus cultivées) et le rejet des populations les plus modestes vers les périphéries accentuant les processus de ségrégation socio-spatiale , peu propice à l’expression d’une nouvelle convivialité et gouvernance participative . Enfin, les disparités entre Nord et Sud du bassin méditerranéen loin de se combler souvent s’accusent notamment dans le domaine environnemental …

En conclusion

De façon générale, on est très éloigné du modèle de la ville durable et dans cette optique, le modèle méditerranéen (ce qu’il en reste) paraît sans consistance. La Méditerranée ne participera pas au renouveau urbain sans un ressourcement aux vertus originelles civiques de la cité de partage et de rencontre qu’elle a été. Les évolutions actuelles qui se généralisent : la multiplication des quartiers résidentiels fermés, la privatisation des espaces publics, des rues … tournent le dos à la citadinité méditerranéenne traditionnelle. L’urbanité en se privatisant devient au mieux associative.

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