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P. Jean-Michel Maldamé : Relectures de la Genèse et de l’Apocalypse à la lumière des sciences d’aujourd’hui

Dominicain, enseignants aux facultés de théologie et de philosophie de l’Institut catholique de Toulouse, le P. Jean-Michel Maldamé relit les récits de la Genèse et de l’Apocalypse à la lumière des sciences. Pour lui, accepter les découvertes scientifiques nous permettent de purifier notre foi.

En Occident, depuis les Grecs, le savoir a la science pour paradigme et la culture actuelle est marquée par la diffusion des résultats scientifiques. Il importe au théologien – comme à tout croyant – de réfléchir aujourd’hui sur les neurosciences, non seulement dans une visée apologétique, mais surtout dans une perspective de sagesse qui cherche l’unité du savoir ; celle-ci se doit d’assumer toute vérité, en l’occurrence ce que les sciences nous disent de l’humanité en son enracinement dans l’histoire cosmique et biologique et donc sans rien mépriser du travail fait dans le secteur des neurosciences qui se développe grâce à des possibilités d’action inconnues il y a peu. Cet accueil est nécessaire dans la perspective de notre travail universitaire. Je vous propose une relecture de textes fondateurs de la Bible (de la Genèse à l’Apocalypse). Puisqu’il s’agit de la création, je le ferai en sept points.

Face au réductionnisme

maldame1-1633dLa science présente des résultats, mais ceux-ci ne sont pas des faits bruts ; ils s’inscrivent dans une méthode marquée par l’exigence de ne faire intervenir dans l’explication que ce qui est strictement de l’ordre de son domaine déterminé selon ses principes méthodologiques. Cette exigence s’appelle dans le langage critique de l’épistémologie, le réductionnisme. Celui-ci exclut le recours à des considérations qui ne soient pas strictement scientifiques et ainsi il arrache du travail scientifique toute référence religieuse. Le mot réductionnisme est cependant ambigu, car le terme a deux acceptions dont la distinction importe à notre réflexion.

Le premier sens est d’ordre méthodologique. Le mot signifie simplement que l’explication scientifique ne fait en aucun cas appel à un ordre non naturel – surnaturel dit-on aujourd’hui, en un sens qui n’est pas le sens théologique chrétien. Lorsque la science considère un fait, elle le saisit dans le réseau de ses moyens de perception, de mesure, de formalisation et d’inscription dans le cadre des lois de la nature. Ceci vaut pour les neurosciences qui opèrent une réduction de ce qui semblait le propre de l’homme : l’esprit, la conscience, la pensée… Ce réductionnisme méthodologique est nécessaire.

Le terme de réductionnisme a un autre sens. Il ne s’agit plus d’épistémologie, mais de métaphysique. L’option réductionniste est philosophique, puisqu’elle consiste à dire que seule la méthode scientifique permet d’approcher le réel et que tout ce qui n’est pas d’ordre scientifique n’est pas marqué du sceau de la vérité. Ainsi un discours faisant appel à des êtres surnaturels – les fées, les dieux, les anges ou les démons – relève-t-il de la fiction, d’un stade archaïque du savoir légitime chez les enfants ou chez les peuples que les rationalistes appellent pour cette raison « primitifs ». Ils n’ont pas accès à la raison qui sait que l’on cherche en vain à prouver l’existence de ces entités par des observations objectives. Ce réductionnisme habite plusieurs métaphysiques qui ont en commun un certain monisme dans la mesure où il y un emploi systématique du « ne… que », au sens qu’il n’y a que ce que la science étudie qui puisse être considéré comme réel. La science a l’exclusivité de la démarche pour aller au vrai.

Ce deuxième réductionnisme ouvre un débat métaphysique dont voici la question initiale : Si personne ne pense sans son cerveau, doit-on conclure que la pensée soit vraiment comprise lorsqu’on fait d’elle une simple production des échanges qui se font dans les divers réseaux de neurones ? Ou encore : Si le réductionnisme de la science est nécessaire, n’est-ce pas une impasse, voire une imposture, de vouloir l’entendre au sens métaphysique ?

Je me contenterai de remarquer que le réductionnisme métaphysique est une mauvaise métaphysique, car elle se contredit elle-même. Si c’est une option métaphysique de dire que les définitions traditionnelles en métaphysique (à propos de l’esprit, de la pensée, de la volonté…) n’ont pas de référence réelle, et donc que la métaphysique est vaine, c’est se contredire et ainsi bafouer la raison. Cette remarque nous permet de nous libérer de la métaphysique qui absolutise le réductionnisme de la science. Dans cet espace de liberté, nous pouvons prendre en compte une tradition qui ne doit rien à la science moderne et reconnaît comme fondatrice l’expérience spirituelle des croyants. Notons, si besoin était, que récuser cette métaphysique ne signifie pas que nous refusons prendre en compte les résultats de la science, pour un chemin de vérité où les propos anciens doivent être revisités. Nous sommes sur un chemin de liberté, tant vis-à-vis des sciences que des énoncés traditionnels.

Sortir du dualisme

Pour bien marquer le chemin que nous prenons, nous devons procéder à une deuxième libération. Les neurosciences montrent l’enracinement des activités humaines dans le cerveau. Les faits observés concourent à montrer l’impasse que constitue une certaine tradition philosophique fort développée dans le monde chrétien. Apparue avec Platon, elle a dominé la tradition chrétienne patristique et médiévale sous l’influence de saint Augustin ; puis elle a pris un tournant radical avec la naissance de la science moderne avec Descartes et avec Kant. L’un et l’autre ont posé comme radicalement séparés l’âme et le corps ; ils fondaient une spiritualité et une morale tenant à distance le corps humain compris comme une « machine vivante ». Les résultats des neurosciences obligent à reconnaître que ce dualisme est récusé et dans une certaine mesure invalidé par les observations qui fondent les neurosciences.

La fin de la possibilité du dualisme, doit-elle conduire à cautionner le réductionnisme matérialiste ? Le faire serait prendre une option métaphysique selon laquelle la pensée n’est pas d’un autre ordre que le fonctionnement d’une machine – elle serait seulement bien plus performante, ayant en particulier la possibilité de s’autoréguler, de s’organiser par elle-même et de se référer à elle-même. La tradition chrétienne ne peut consentir à cette métaphysique qui enlève toute objectivité à la transcendance de la pensée et toute valeur de vérité à un discours sur l’expérience spirituelle. Mais ce n’est pas s’inféoder au dualisme ! En effet, l’anthropologie de la Bible n’est pas du tout dualiste. Bien au contraire : le langage de l’anthropologie biblique procède par métonymie ; une partie du corps humain est utilisée pour dire la totalité de la personne humaine : ainsi, la main désigne sa puissance à l’œuvre dans une action, le gosier, lieu où s’entrecroise le passage de l’air respiré et la nourriture consommée, désigne-t-il ce que l’on traduit souvent par âme ou vie… Bref, le reproche de dualisme fait à la tradition chrétienne, s’il est vrai pour bien des auteurs spirituels, est sans fondement lorsqu’il s’enracine dans la Bible – le lieu de la révélation pour le judéo-christianisme.

Mais cette remarque ne suffit pas à traiter de la question proprement dite : il faut étudier les textes eux-mêmes pour voir quelle est la métaphysique impliquée dans l’anthropologie mise en œuvre dans le récit de l’Alliance du peuple avec Dieu.

Créé à l’image de Dieu

maldame2-710b7L’anthropologie chrétienne s’enracine dans la Genèse. Nous y trouvons deux récits. Le texte sacerdotal (Gn 1,1-2,4a) dit la création telle qu’elle se déploie selon l’intention de Dieu. Le deuxième récit de style sapientiel (Gn 2, 4b-3, 32) dit la condition humaine dans une histoire marquée par le péché. Ces textes ne sont pas intemporels ; ils sont solidaires de l’histoire du peuple élu. Mais leur place en tête de la Bible leur donne une dimension métaphysique. Nous l’analyserons à partir d’une expression du premier chapitre de la Genèse : l’humanité est créée à l’image de Dieu. Sur ce point il faut distinguer entre le texte hébreu et le texte grec. Le texte hébreu dit que Dieu a créé Adam « à son image, comme sa ressemblance ». Le texte grec ne marque pas la différence entre les deux prépositions ; il dit « à son image et à sa ressemblance ».

Être le représentant de Dieu

Tout le monde s’accorde à reconnaître que le terme hébreu « image » est à entendre au sens concret ; est image tout ce qui représente un être. Le sens du terme est manifesté par l’usage de cet objet. La représentation d’un homme de pouvoir (la personne du souverain ou le symbole d’un empire ou d’une royauté) signifie que son pouvoir s’exerce en ce lieu (comme la photo du pape dans les sacristies des églises catholiques ; inversement la fin d’une dictature est marquée par la destruction des statues du despote).

Le texte indique donc que la création de l’humanité – nommée en son ancêtre archétypal, Adam – est investie d’une mission : celle de gouverner la terre au nom de Dieu. Le Coran est fidèle à ce sens premier quand il dit que Adam a été institué calife au nom de Dieu. Cette interprétation est explicitée par les versets suivants qui donnent la bénédiction en même temps que la mission. Adam, l’humanité dans la complémentarité du masculin et du féminin, reçoit une mission : cultiver la terre, la faire produire et ainsi se multiplier – car telle est la bénédiction de Dieu : la croissance de la vie heureuse.

Cette position de l’homme repose sur une dimension métaphysique qui est signifiée non seulement par l’emploi du mot plus abstrait de « ressemblance », mais surtout par la construction du premier chapitre de la Genèse, soucieuse de marquer la différence entre les humains et les autres vivants. Le récit brise avec la scansion du texte. Le récit introduit une délibération à l’intérieur de la sphère du divin ou du céleste. Cette délibération manifeste que l’humanité n’est pas réductible aux autres vivants dont le texte dit qu’ils sont produits par les éléments antérieurs (les eaux produisent les poissons, la glèbe produit les végétaux…) ; et surtout on note l’absence de la mention « selon son espèce ».

Il est donc clair que dans le récit, l’humanité désignée par le terme Adam est irréductiblement différente des autres vivants. Mais le texte ne se contente pas de dire cette seule relation. Elle introduit une autre dimension dans la référence au septième jour qui est le sabbat. Le jour archétype de l’achèvement fonde la pratique de la synagogue qui valorise la pratique du sabbat en quelque lieu où vit une communauté du peuple élu. La liturgie du sabbat elle est bien connue. Or, pour notre réflexion, il est utile de noter que la liturgie du sabbat a un sens cosmique. Le sabbat est le temps sacral où s’accomplit le temps profane. Ainsi, le récit biblique atteste-t-il que l’humanité est médiatrice entre le monde et Dieu. Cette médiation suppose une participation aux deux éléments séparés : le céleste et le terrestre. La fonction d’Adam est une fonction sacerdotale – de médiation entre le monde divin et le monde matériel parce qu’il participe des deux.

La mission de l’humanité

Cette lecture du premier récit est confirmée par le deuxième récit. Celui-ci montre que la création d’Adam est liée à une mission. Comme le récit s’interroge sur l’origine du mal, la mission est exprimée par le terme « garder », ce qui suppose une menace et une fragilité. Les conséquences de la faute d’Adam se font sentir dans tout le monde des vivants (difficultés de la culture de la terre ingrate et stérile et peur dans les relations avec les animaux). De ce récit archétypal, découlent des éléments anthropologiques, la responsabilité et l’altérité.

La responsabilité est mise en scène dans le rapport avec l’arbre au centre du jardin signifiant qu’Adam reçoit de Dieu son être et sa mission et donc ne doit pas se croire possesseur et maître du don de Dieu. La désobéissance est le signe que l’humanité est constituée dans une liberté fondamentale qui fonde la possibilité même de l’alliance – car l’alliance est un partenariat qui suppose un engagement libre – c’est à dire volontaire et accomplie en toute connaissance. Ainsi la notion de mission reçue renvoie à une vision de l’humanité qui est riche de valeurs morales : la possibilité de choisir et donc d’aller en toute responsabilité sur la voie du bien ou sur celle du mal.

Pour ce qui concerne l’altérité. Elle apparaît lorsque le créateur s’adresse à Adam. Puis dans la réciprocité dans la relation de l’homme et de la femme et dans le dialogue avec Dieu en quête de l’homme. Ainsi l’altérité marque-t-elle une différence irréductible entre le monde animal et le monde humain. La loi de la reproduction est liée à l’échange de la parole et l’exigence d’engendrement est liée à la parole qui passe de génération en génération. L’accès à la vie éternelle liée au dialogue avec le créateur.

Interprétation grecque

maldame3-b16b3La traduction de la Bible en grec a introduit une nouvelle perspective. Les deux mots hébreux, image et ressemblance, sont bien traduits, mais leur articulation est différente. Là où le texte hébreu employait deux prépositions différence « à l’image »et « comme sa ressemblance », le texte grec a employé la même préposition « à l’image et à la ressemblance ». Il en résulte une ouverture dans l’interprétation. Elle a été reprise diversement par les Pères. En simplifiant, on peut reconnaître trois perspectives.

La première est fidèle au texte hébreu. Pour elle, la notion de ressemblance explicite la notion d’image et lui donne un sens métaphysique qui invite à reconnaître la transcendance de l’être humain qui participe à des qualités qui caractérisent l’être de Dieu (essentiellement l’usage de la raison et la pensée).

Une deuxième interprétation repose sur l’emploi du terme image tel qu’il est utilisé dans la théologie trinitaire : le Fils est l’image du Père, le Verbe est la parfaite image du Dieu trois fois saint. La manifestation du Verbe est donc une manifestation de la gloire même de Dieu et pas seulement de son action. L’humanité est alors image de l’image : elle est l’image du Verbe fait chair ; elle est appelée à partager sa condition filiale. Le texte est ainsi lu comme promesse du don de la vie éternelle aux membres du corps du Christ.

Une troisième interprétation reconnaît que le terme de ressemblance dit une perfection plus grande que la notion d’image. Cette interprétation a introduit une progression : tout être humain est image de Dieu ; cette condition est un point de départ pour une progression vers la perfection qui est dite par la notion de ressemblance. La vocation de l’être humain est de passer de l’image – un donné premier – pour accéder à la perfection de la ressemblance. Cette théologie est liée à une perspective sur le salut : tout homme est image de Dieu ; le péché ne lui fait pas perdre cette dignité, même si elle l’obscurcit. Cette perspective me semble tracer une dimension fondamentale de l’anthropologie : la création n’est pas la donnée statique d’une condition ou d’une nature immuable. La création est une promesse. Avant d’expliciter cette perspective, relevons que les faits relevés par les neurosciences ne contredisent pas cette interprétation ; au contraire, ils lui donnent un enracinement.

La grandeur de l’humanité

La vision biblique de l’être humain créé à l’image de Dieu et objet de sa prédilection est-elle contrariée ou confirmée par les neurosciences ? Pour répondre, nous bénéficions des deux libertés acquises dans les deux premiers points qui nous ont fait sortir de la confusion entre réductionnisme méthodologique et réductionnisme métaphysique et des impasses du spiritualisme dualiste. Dans cet espace de liberté, il est possible de reconnaître que la vie humaine ne se limite pas au domaine de l’utile ni au sensible, mais qu’elle a pour horizon l’infini dans la relation avec Dieu qui appelle l’homme à partager sa vie. Cette reconnaissance n’est pas artificielle, car les neurosciences, reçues hors de l’interprétation réductrice, donnent un enracinement à cette conviction fondée sur l’expérience spécifique de la foi chrétienne enracinée dans la Bible. Je le fais en situant les neurosciences dans leur propre enracinement. En simplifiant, on doit reconnaître trois éléments fondateurs.

Le premier, qui remonte au XIXe siècle, est attentif à la structure du cerveau et à son organisation. Il permet de voir que le cerveau est un système hypercomplexe et qu’il ne se laisse pas enfermer dans un modèle formalisé mathématiquement. Cet aspect montre que le cerveau est un d’une unité qui atteste une certaine transcendance vis-à-vis de toute structure ou fonctionnement.

Le deuxième, qui est apparu au milieu du XXe siècle, est le recours au modèle, dit computationnel, en lien avec la création de machines assurant des fonctions de calcul – un modèle cybernétique. Il apparaît que le cerveau est une puissance d’action.

Le troisième, qui est au premier plan actuellement, s’inscrit dans une perspective évolutionniste : le cerveau humain est au cœur de l’émergence de l’humanité dans le monde animal, il se structure par épigenèse, tant par l’influence de la société dans l’éducation que par l’effort que l’on fait sur soi pour grandir en humanité. Ceci montre combien les capacités du cerveau sont ouvertes sur la nouveauté.

Il y a donc hyper-complexité, puissance d’action et ouverture donnant l’enracinement à la reconnaissance métaphysique de la grandeur de l’homme qu’il importe de comprendre dans son unité et sa singularité. Le terme de personne le dit bien dans la tradition chrétienne moderne ; il remplace le terme d’âme dont il faut regretter que le spiritualisme ait réduit la signification alors qu’il dit originellement l’unité et la grandeur de l’animal humain. Le critère que l’on peut déduire de ces considérations est que l’être humain porte en lui le goût de l’infini et que cette aspiration déchire toute mise en système.

Ayant ainsi montré l’articulation entre les neurosciences et ce que les textes bibliques disent de la grandeur de l’être humain, il importe de préciser ce qui vient enrichir cette considération anthropologique et qui est spécifique de la tradition biblique : la reconnaissance que la vie humaine est un don et qu’elle est orientée vers un accomplissement.

La création comme don

maldame5-ff3eeLa notion de création dit l’origine. La manière de dire l’origine est marquée par la théologie chrétienne par le lien avec la notion de don. La création est un don.

Or un cadeau vaut pour plusieurs raisons. Il a d’abord une valeur d’usage. Le cadeau se doit d’être utile et de rendre service. Si vous offrez un bon stylo à un écrivain, cela lui rendra service ; il faut offrir des chaussures de sport à un adolescent qui prend plaisir à des activités physiques ; il faut offrir un beau vêtement à une personne soucieuse de son apparence physique… Mais dans un cadeau, il y a bien davantage. La valeur du cadeau vient de la relation à la personne qui offre car c’est le lien interpersonnel qui prime. Pour cette raison, un cadeau ne se mesure pas à sa valeur d’usage ni à sa valeur monétaire, mais bien à la relation qui par le cadeau s’inscrit dans le temps et surmonte la distance que crée le cours de la vie qui sépare les êtres.

On peut donc lire dans l’Alliance entre Dieu et les hommes une dimension de don qui fonde la grandeur de l’être humain. La transcendance n’est pas donnée dans une ontologie de mise à part, mais de relation avec celui qui est à l’origine de la vie par la relation de création. Précisons que corrélativement à cette perspective qui insiste sur le don qui confère la valeur, il y a lieu de fonder une morale pour le temps de crise. Lorsque la personnalité humaine s’efface et que la personne ne peut remplir les fonctions que l’on peut attendre d’elle, une grandeur demeure : celle d’être le fruit d’un don premier, le don de Dieu, médiatisé par la présence des personnes qui veillent à la vie, et donc indéfectiblement d’estime et de respect. Cet aspect moral est habituellement repris dans le discours humaniste. Il faut insister sur le deuxième aspect : la considération sur la fin qui est liée à la reconnaissance que la création est œuvre de sagesse.

La fin qui explique le processus

Si la création est origine, il faut expliciter une autre dimension de toute œuvre de sagesse : le but ou la réalisation d’une intention. La notion de finalité au sens large a été écartée de l’explication scientifique. Cette mise à l’écart était nécessaire pour éviter un certain nombre de naïvetés. Elle était aussi fondée sur le changement de la notion de mouvement qui est à la base de la physique. Mais cet interdit ne vaut pas quand on entre en philosophie. Ceci est à deux niveaux.

Le premier concerne la définition même du vivant. Le vivant est un être unifié, ordonné dont la construction et le devenir sont finalisés par la constitution d’un organisme. L’embryologie le montre clairement : une cellule devient plusieurs, puis cet ensemble ne reste pas passivement un « amas de cellules », il devient un organisme un tout unifié et structuré. Pour le dire, Jacques Monod a introduit le terme de téléonomie, restant fidèle à la tradition philosophique occidentale, puisque Kant fait de cette finalité interne le propre du vivant.

Le deuxième niveau de conceptualisation est proprement métaphysique. Il relève donc d’un sens plus large qui se prend par analogie avec l’œuvre humaine dont le modèle est l’architecte. Celui-ci réalise le bâtiment en commençant par un projet, un plan qui est une vision d’ensemble, tournée vers une mise en œuvre. C’est l’œuvre achevée qui rend compte du processus de fabrication. La connaissance du but atteint permet de comprendre le chemin. Cette image est universelle ; elle vaut pour toute action réfléchie et ordonnée. Par analogie avec cette manière humaine d’agir, la théologie parle de la création en ce sens : la temporalité se déploie vers un but… Ce but est la raison d’être de ce qui advient. Le reconnaître c’est comprendre le processus qui y mène – la métaphore du randonneur est ici pertinente : c’est le terme de son parcours qui explique le chemin suivi.

Ainsi l’anthropologie biblique n’est pas d’abord une considération sur le commencement, mais une attention au présent, en le comprenant à la lumière de l’achèvement. Dans la perspective eschatologique ainsi dévoilée, il apparaît que le croyant peut sans désespoir considérer que ce déroulement est un combat. Le scandale du mal est alors affronté, à l’encontre des propos de la théologie naturelle qui esquive ceci dans le discours sur la théodicée.

Nous pouvons alors reconnaître l’importance de la lecture grecque de la Genèse. La phrase qui dit que l’humanité est créée à l’image de Dieu est entendue en référence à la parfaite image de Dieu, le Fils éternel ou le Logos incarné. Saint Paul a ouvert cette interprétation dans l’épître aux Colossiens quand il a rattaché la notion d’image au « premier-né d’entre les morts » : Image du Dieu invisible, il est le principe et la fin de toute chose, il est la tête du corps qui est l’Eglise sauvée par le sang de sa croix (Col 1, 15-18).

Ainsi la grandeur de l’homme est considérée à la lumière de la résurrection. Si la science n’en peut rien savoir, à raison de sa méthode, elle ne le récuse pas, puisque comme nous l’avons vu, elle est ouverte sur la dimension d’infini de l’existence humaine, en ne séparant pas l’âme et le corps comme deux « substances ». Si la science ne peut dire comment elle se réalisera, elle ne peut l’exclure – si quelqu’un le fait ce n’est pas au nom de la science, mais à raison de sa position philosophique, voire idéologique.

Vision d’avenir

maldame4-11b53Dans la certitude que toute chose sont accomplies en Jésus-Christ il est possible de voir le présent tel qu’il se donne à nous et tel qu’il se dévoile dans le message de l’Apocalypse, au chapitre XII. Ce texte est connu par son usage dans la liturgie catholique de l’Assomption de Marie. Cette fête est due à la rencontre de la dévotion mariale et de la théologie qui explicite la confession de foi en Jésus, puisque reconnaître qu’il est « le premier né d’entre les morts »implique que d’autres ressusciteront. Marie, sa mère, ayant avec lui un lien le plus fort qui soit, dans sa chair et son cœur, on a conclu qu’elle devait être la première associée à sa résurrection. Faute de récit dans le Nouveau Testament, pour attester un tel événement, la liturgie s’appuie sur un texte de l’Apocalypse ouvert sur cette explicitation. Nous allons lire ce texte pour lui-même et voir en quoi il concerne notre présent.

Jean, prophète persécuté, alors en déportation à Patmos, nous présente un « signe grandiose ». Pour le comprendre, il faut savoir ce qu’il entend par le mot signe. Qu’est-ce qu’un signe ? Un geste, un mot ou une image sensible qui renvoient à une autre réalité qui échappe à la prise des sens. Grâce au lien de l’un et de l’autre, le signe parle à l’intelligence ; il élargit l’esprit et le cœur. Dans la situation de persécution où se trouve la communauté à laquelle Jean s’adresse, il s’agit de surmonter le scandale : pourquoi la communauté chrétienne est-elle persécutée si durement alors qu’elle vit dans la rectitude et la pureté de la foi ?

Le grand signe est une femme. Elle est dans deux situations contradictoires. D’une part, elle est dans la gloire : le soleil est son manteau, la lune son marchepied et les étoiles la couronne qui orne sa tête. D’autre part, elle est dans la douleur du travail d’enfantement. Sa douleur se redouble, car son enfant est menacé d’être dévoré par la puissance du mal, symbolisée par le dragon rouge feu. Que représente cette femme ? Le contraste est tel que nous ne pouvons songer à une personne humaine singulière ; nous devons penser à une communauté dont les membres peuvent vivre des situations contradictoires et connaître la gloire et la souffrance. Quelle est cette communauté ? La suite du tableau nous le dit par le mouvement qui est décrit.

Dieu intervient. La femme est conduite au désert et l’enfant entre dans la demeure de Dieu, le ciel. Ce qui est dit de l’enfant montre qu’en lui sont accomplis les oracles messianiques (Ps 2) et cela nous donne la clef pour interpréter le texte en fonction de la foi des destinataires du message qui connaissent les promesses de Dieu exprimées par la Bible. D’une part, ils savent que le verset du psaume cité se réfère à la victoire du Messie et ils savent par la foi que cette montée au ciel dit la résurrection de Jésus. D’autre part, quand ils lisent le mot désert, ils entendent ce qui advint au peuple élu qui, ayant quitté la servitude, marche vers la Terre Promise. Le signe est donc clair : la femme représente la communauté chrétienne ; elle est dans la gloire, parce que les chrétiens, devenus enfants de Dieu par le baptême, vivent dans l’Esprit Saint. Elle est aussi dans l’épreuve et le combat ; elle accomplit sa mission : faire advenir le Christ dans l’histoire, le faire naître ou encore le mettre au monde : traversée du désert et souffrance de l’enfantement sont une même réalité.

Reconnaissons que ce texte est une clef pour comprendre le présent. Il y a de par le monde tant et tant de chrétiens persécutés – hier dans le monde communiste, aujourd’hui dans le monde musulman. Mais nous pensons aussi à nos épreuves familiales, puisque nos familles sont bien fragiles et l’avenir des enfants nous fait souci. Pensons aussi à nos difficultés professionnelles dans un contexte de crise. Il y aussi les difficultés pour vivre la foi aujourd’hui dans un monde qui la considère comme désuète, marginale, voire pathologique. C’est donc une bonne nouvelle qu’annonce Jean dans sa vision du chapitre XII de l’Apocalypse. Nous avons besoin que ce signe nous soit montré, car l’horizon est bouché. Notre monde est comme un sombre ciel d’orage où retentit le tonnerre, tombe la foudre et passe la tornade ; mais voici que paraît un rayon de lumière, un signe : la Femme vêtue du soleil met au monde le sauveur.

En conclusion

Il n’y a pas lieu de récuser au nom de la foi chrétienne l’apport des connaissances concernant les neurosciences. Les neurosciences apportent la vérification que le dualisme métaphysique ne permet pas de bien rendre compte de la réalité. Elles invitent donc à une autre philosophie de la nature. Celle-ci ouvre sur une reconnaissance de la spécificité de l’être humain. Les capacités et les activités sont différentes, de manière irréductible, de celles des autres vivants à raison de l’origine et de la destination.

Les neurosciences montrent l’enracinement de l’humain dans le monde des vivants. Ainsi aimer et connaître ou avoir conscience sont choses largement partagées à tous les niveaux de la vie. Que les petits soient formés dans un réseau d’apprentissage – et donc une manière de culture – est chose partagée chez les vivants. C’est une participation à la perfection de la vie dont l’être humain n’a pas le monopole. Cette reconnaissance ne doit pas faire obstacle à la reconnaissance de la grandeur de l’être humain. En effet, les limites imposées par la méthode scientifique ne doivent pas devenir un impérialisme qui conduise à ignorer la dimension spécifiquement humaine. Avoir conscience de ces limites ne nie pas la valeur de la science, mais elle donne la liberté de reconnaître la grandeur de l’être humain : altérité et responsabilité vécues dans une aspiration à l’infini. On peut relever des dimensions irréductibles comme la conscience de soi, la liberté, le rapport à l’origine et à la fin, la relation à Dieu… C’est alors que l’être humain apparaît dans sa spécificité – pour cela il faut surmonter le défi posé par la tentation d’éluder d’assumer les exigences de cette grandeur.

Dans la première partie de cette réflexion, nous avons noté que le réductionnisme excluait toute référence au surnaturel. Comment vivre cet interdit ? J’ai montré les limites pour ouvrir la pensée sur la totalité de l’expérience humaine. Mais il y a un bon usage de ce réductionnisme. La critique rationaliste montre la nécessité de prendre ses distances avec les représentations religieuses liées aux mythes et aux images relevant du stade enfantin du savoir. Si elles demandent à être tenues à distance par la claire raison grâce à la science, elles le sont aussi par la foi, car celle-ci est rapport à un Dieu transcendant, au-delà de toute représentation. La confession de foi exige un travail de purification, comme le montre l’expérience de la prière. Le travail critique lié au développement de la science opère donc une purification de l’idée du divin. Il s’accorde en profondeur à la démarche de la prière qui fait passer au-delà des représentations en un chemin de purification, en accord avec le monothéisme. Une telle aventure est menée par les chrétiens qui reçoivent les leçons de la science ; ils vivent une purification de leur foi par déplacement de leurs représentations religieuses pour une foi plus claire, affirmant ainsi le chemin qui fait passer l’être humain, créé à l’image de Dieu, à la plénitude de sa ressemblance.

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