Un enjeu éthique essentiel pour le XXIe siècle
Jean Staune, secrétaire général de l’Université interdisciplinaire de Paris, Jean-Claude Ameisen, président du comité d’éthique de l’Inserm, et Jean-Sébastien Vialatte, député UMP du Var, s’interrogent sur les limites de la science aujourd’hui. Animé par Denis Sergent (La Croix).
Jean Staune : « Combattre les conceptions réductionnistes et matérialistes »
Les progrès des neurosciences ont amené la grande majorité des scientifiques spécialisés dans ce domaine à développer des conceptions réductionnistes et matérialistes de l’homme. Ainsi le prix Nobel Francis Crick déclare-t-il dans son livre L’hypothèse stupéfiante :« L’hypothèse stupéfiante, c’est que « vous », vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous avez de votre identité et de votre libre-arbitre, ne sont rien de plus que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et des molécules qui y sont associées. Comme l’Alice de Lewis Caroll aurait pu le formuler : « Tu n’es rien d’autre qu’un paquet de neurones » » [1].
Mais un danger encore bien plus grand se profile à l’horizon en ce qui concerne la question de l’humanisme et de la nature de l’homme. C’est ce que les adeptes du mouvement du post-humanisme ou du trans-humanisme appelle « la singularité ». La singularité se définit comme le moment où les progrès de l’informatique et de l’électronique permettront d’acheter l’équivalent, en terme de capacité non seulement d’intelligence mais aussi de créativité, d’un être humain, pour seulement un dollar.
Bien évidemment, si cela est un jour possible, les apôtres de la singularité nous expliquent que toutes nos conceptions, pas seulement religieuses, mais même philosophiques, tous nos liens sociaux, toute notre civilisation en sera bouleversée à jamais. Si vous croyez que j’invente, allez sur Internet visiter le site de Ray Kurzweil, auteur du livre La singularité est proche, traduit en français sous le titre L’humanité 2.0, la bible du changement. Notons au passage l’emploi de termes religieux ou prophétiques par ceux qui se présentent comme les apôtres d’un post-humanisme.
Certes ces idées ne sont pas encore très répandues en France, mais il serait absurde de les ignorer étant donné l’impact qu’elles ont au plan international. Jean-Paul Baquiast, auteur de l’ouvrage Pour un principe matérialiste fort en est le principal représentant en France.
Il anime le site www.automatesintelligents.com et poursuivant jusqu’au bout la logique qui est celle des tenants de genre d’idées, il n’hésite pas à écrire :
« A peine une définition à peu près commune de l’humain avait-elle commencé à émerger des affrontement religieux et philosophiques du dernier siècle, qu’elle recommence à s’estomper dans les brumes. On parle en effet, nous les premiers au sein de cette revue, de post-humains ou post-sapiens. Il s’agit de formes émergentes se dégageant petit à petit des multiples avatars que l’homme adopte de nos jours, du fait notamment de l’influence qu’exerce sur son évolution les nouvelles sciences et technologies. Le développement de celles-ci, bien entendu, suit ses rythmes propres en échappant quasi totalement à l’humanité ou plutôt à ceux qui s’arrogent le droit de définir ce concept flou…
La croyance déjà aujourd’hui fortement contestable selon laquelle l’humanité est une (et indivisible) ne pourra plus alors être entretenue, même par les religieux les plus fondamentalistes ou par les droits-de-l’hommistes les plus invétérés. Autrement dit, la Terre sera partagée en un grand nombre de post-anthropocènes, correspondant à l’explosion plus que probable de différents types de post-humains. »
J’ai débattu avec Baquiast en Février et il a insisté pour dire qu’il ne voulait pas être traité de néo-nazi. Je ne l’avais nullement traité ainsi et s’il avait le désir de dire cela c’est que d’autres avaient dû le faire. Certes des gens comme Jean-Paul Baquiast ou Ray Kurzweil ne sont ni des fous, ni des illuminés, ni des sadiques mais simplement des gens qui poussent jusqu’au bout une certain logique de déshumanisation. Et il est difficile de percevoir les frontières qui existent entre les résultats de cette logique et certains des pires délires dans lesquels soit rentré l’être humain.
Ainsi la condition humaine apparaît bien peu enviable. Nous sommes coincés entre le singe et le robot, menacé de n’être qu’un singe un petit peu amélioré (après tout les singes ne parlent-ils pas près de 300 mots grâce au langage des signes ? ) ; et demain nous serons dépassés par des robots infiniment plus intelligents que nous.
Mais cette déchéance est-elle certaine ? En effet cette vision réductionniste et matérialiste est nourrie par de nombreuses expériences et de nombreux projets de recherche.
Ainsi le Blue Brain project du Pr Henry Markram. Il a pour but de simuler à la perfection la totalité des mécanismes se déroulant dans le cerveau humain. J’ai rencontré Henry Markram en début d’année et il expliquait avec passion que sa voie de recherche était la seule qui permettrait de résoudre tous les grands problèmes concernant le cerveau humain entre autres de guérir la maladie d’Alzheimer. Comparant son projet au décryptage du génome humain, il expliquait qu’avec deux milliards de dollars, nous pourrions tout savoir sur l’homme.
Et certes cette voie de recherche est fructueuse. Bien entendu, nous comprenons de nombreuses choses concernant le fonctionnement du cerveau. Mais toute la question est de savoir si une description complète des états mentaux (ce que nous éprouvons, ce qui constitue notre vie affective et personnelle) est possible à partir de ce genre de recherche. Il est beaucoup plus valorisant pour un scientifique d’obtenir des résultats positifs que des résultats négatifs.Il ne faut donc pas s’étonner que les scientifiques se ruent sur les résultats positifs. Et dans ce domaine, tous les résultats positifs amènent à une « despiritualisation de l’homme » et viennent supporter les idées extrémistes des tenants du post humanisme que nous avons décrites.
Néanmoins, il est très important de savoir qu’il existe de nombreux résultats allant en sens inverse mais auxquels on donne beaucoup moins de publicité.
Ces résultats se répartissent en trois grandes catégories.
Ils ont principalement été décrits dans l’ouvrage de l’Américain Benjamin Libet Mind Time, Harvard University Press, et dans celui du Canadien Mario Beauregard : The Spiritual brain, Harper. La première catégorie de résultats montre qu’il n’y a pas de bijection stricte entre un état mental et un état neuronal. Ainsi certains mystiques catholiques ou bouddhistes (peu importe la religion) peuvent être parfaitement conscients dans des périodes de méditation alors que les tracés électroencéphalographique de leurs cerveaux semblent montrer l’absence de tout état de conscience (Jean François Lambert de l’Université Paris VIII a été, en France, le pionnier de ce type d’expériences).
Plus encore, les travaux du Pr Dominique Laplane ont révélé l’existence d’états de conscience vide. Il s’agit de patients atteints d’une maladie qui supprime toute réaction. Si on les laisse seuls dans leur bain, ils n’en sortiront jamais. Mais dès qu’on les stimule, qu’on interagit avec eux, ils se comportent de façon quasi normale et peuvent entrer en relation avec leur entourage. Si on leur demande s’ils étaient conscients pendant la durée de leurs « absences » ils répondent :
– Oui
Et à quoi pensiez-vous pendant ces moments-là ?
À rien.
C’est impossible, si on est conscient, on doit bien penser à quelque
chose, avoir au moins des images qui nous traversent l’esprit
C’est impossible pour vous docteur, mais pas pour moi !
Laplane établit une distinction absolument fondamentale entre la conscience et les contenus de la conscience. L’existence d’une « conscience pure » ou d’un état de « conscience vide » pendant lequel le sujet reste conscient bien que rien ne se passe dans son esprit, prouve que l’on ne peut pas identifier la conscience avec l’ensemble de ses contenus. Il semble que cette découverte constitue un progrès important de nos connaissances car des spécialistes comme Dennett, Damasio ou Crick ne peuvent même pas imaginer qu’un tel état existe.
L’existence d’un état de « conscience pure » semble également recouper les témoignages de méditants orientaux qui parviennent, après de nombreux efforts, à cet état de « non-pensée ». On peut ainsi déconstruire l’affirmation de Jean-Pierre Changeux selon laquelle il y a identité entre les états neuronaux et les états mentaux.
La deuxième série d’expériences a été réalisé principalement par l’américain Benjamin Libet à l’Université d’état de Californie.
Elle montre tout d’abord que la liberté n’est pas une illusion.
Même de façon limitée, une forme de libre-arbitre existe. 0,2 seconde avant tout acte, ces expériences prouvent que nous avons un droit de veto sur les mouvements qui ont été initiés inconsciemment par notre cerveau. Il m’est impossible d’expliquer cette expérience ni la suivante dans le temps limité dont je dispose mais s’il y a des personnes intéressés ce soir ou demain matin, je peux vous les montrer en détail grâce à des animations vidéo sur mon ordinateur. Sachez pour prendre une métaphore que cette expérience montre que le rôle de la conscience est comparable au rôle de l’arbitre dans un match de football. On pourrait filmer tout un match en cadrant le ballon en gros plan. Qu’est-ce alors qu’un match de football ?
C’est 44 pieds et 4 mains tapant dans un ballon et rien d’autre, pourrait dire un « Changeux » du football.
– Ah non, il y a un élément supplémentaire : l’arbitre.
Comment ça ? J’ai regardé des dizaines de matchs de football (cadrés en gros plan) et je n’ai jamais vu un arbitre ! Il tape dans le ballon, votre arbitre ?
Non, mais…
Alors ne racontez pas d’histoires outrageusement non-scientifiques, votre arbitre ne joue aucun rôle dans un match de football, il est même probable qu’il n’existe pas.
Pourtant, à la fin du match, c’est en général l’arbitre et non les joueurs qui prend les canettes sur la tête, preuve éminente qu’il joue bien un rôle essentiel dans le match. Mais son rôle, c’est de laisser jouer, sauf dans les rares moments où il siffle. Remplacez « arbitre » par « âme » ou « esprit », relisez tout ce qui précède et vous comprendrez pourquoi cette expérience est cruciale.
Une autre expérience de Libet montre l’existence de décalage temporel entre le temps de la conscience et le temps des neurones. Cela est comparable à ce qui est parfois perçu lors d’un accident de voiture. Le déroulement de celui-ci ayant paru durer 30 secondes alors qu’il n’a duré en fait que 3 secondes. Comme si la conscience pouvait s’extraire du temps dans une situation difficile. Ce type d’expériences ne prouve rien directement et certainement pas l’existence de l’âme. Elles montrent simplement en creux, d’une façon apophatique pourrait-on dire, l’existence d’une autre dimension que la dimension neuronale quand il s’agit d’analyser la nature de l’esprit humain.
La troisième série d’expériences, synthétisées entre autres par Mario Beauregard dans l’ouvrage cité ci-dessus, montre que toute une série de phénomènes d’ordre psychologique comme les psychothérapies peuvent avoir un impact sur des phénomènes neuronaux ou biologiques y compris sur le nombre de globules blancs de notre système immunitaire. Bien entendu une interprétation matérialiste de tels résultats est possible. L’esprit humain est quelque chose de neuronal et c’est pour cela qu’il peut influer sur d’autres paramètres biologiques.
Mais si l’on tient compte des expériences mentionnées auparavant, cette position devient très difficile à tenir et dans ce cas ce type d’expériences renforce les conceptions non réductionnistes qui s’inscrivent en faux contre les visions menant au post-humanisme ou au trans-humanisme qui, comme nous l’avons vu, est un anti-humanisme.
La question de savoir laquelle de ces deux visions est la plus proche de la réalité est une question purement scientifique. C’est une question qui sera tranchée un jour par le progrès de nos connaissances.
Mais, contrairement à ceux qui annoncent l’arrivée de la singularité pour d‘ici 20 à 50 ans, il se peut que cette question ne soit tranchée que dans très longtemps. D’ici là, la diffusion de l’une ou l’autre de ces deux conceptions peut avoir un énorme impact sur le développement de notre société et sur la valeur que nous accordons à la personne humaine. Voilà pourquoi il me paraît essentiel que les médias, surtout les médias comme ceux représentés ici, diffusent au minimum ces deux conceptions sur un plan d’égalité. Or c’est loin d’être le cas.
Il y a une avalanche d’articles, de dossiers, ou d’émissions en faveur des conceptions réductionnistes et matérialistes. Or celles-ci sont fragilisées non seulement par des expériences venant de l’intérieur des neurosciences comme celles que nous avons décrites ; mais aussi par un climat général de l’évolution des sciences. Ainsi l’interprétation de la physique quantique à travers des travaux comme ceux de Bernard d’Espagnat posent de nombreux problèmes à la plupart des philosophies matérialistes et plus particulièrement à ceux qui défendent un principe matérialiste fort. L’astrophysique repose de nouveau la question d’un créateur. Pour le dire de façon humoristique Dieu revient très fort, comme le titrait un grand hebdomadaire français lors d’une interview de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, spécialiste du principe anthropique, c’est-à-dire de ce réglage très particulier qui existe dans les constantes fondamentales de l’univers et dont on peut montrer que, s’il n’existait pas toute forme de vie, même des formes de vie différentes de la nôtre ne pourrait exister.
Enfin, sachez qu’une nouvelle école de pensée vient d’émerger dans le domaine des sciences de l’évolution. Face au néo darwinisme qui affirme que le hasard et la sélection naturelle peuvent à eux seuls constituer les mécanismes de l’évolution, une nouvelle école à émergée selon laquelle l’évolution est canalisée dans des directions particulières par les lois de la nature. Ce ne sont pas des idées soutenues par quelques farfelus de l’Intelligent Design mais par quelques-uns des plus grands spécialistes actuels comme le paléontologiste, professeur à Cambridge, Simon Conway Morris, le prix Nobel de médecine Christian de Duve ou le généticien Michael Denton. Ce genre de conception que l’on pourrait qualifier de néo teilhardiennes retrouve les intuitions du célèbre jésuite concernant une évolution orientée.
Ainsi, si l’on rassemble (comme j’ai essayé de le faire dans mon ouvrage Notre existence a-t-elle un sens ?) les conceptions « d’une matière dématérialisée » que nous donne la physique, d’une évolution orientée que nous donne certaines nouvelles théories de la biologie, de la crédibilité retrouvée de la notion d’un créateur en astrophysique, on voit que tout ceci contribue aux cotés des expériences de neurologie que nous avons citées à donner une vision du monde, qui, sans apporter de preuve de quelque nature qu’il soit, semble plus facilement en faveur de conceptions non matérialistes que de conceptions matérialistes.
En attendant que nos connaissances évoluent dans ces divers domaines, il est, comme je le disais, vital que toutes les différentes positions soient connues du grand public car laisser les conceptions matérialistes, en partie réfutées par l’expérience, se répandre dans l’inconscient collectif populaire ouvrirait le chemin, de manière bien trop précoce et injustifiée rationnellement, aux conceptions menant au post humanisme. C’est ici qu’un groupe de presse comme le vôtre peut et doit jouer, selon moi, un rôle crucial en permettant l’expression des idées de toutes ces personnalités, à qui l’on ne donne que très peu souvent la parole, alors qu’elles présentent à la fois toutes les garanties de sérieux au plan scientifique et que leurs travaux permettent de contribuer à un réenchantement de l’homme et du monde, qui lui seul peut permettre aux valeurs humanistes auxquelles nous croyons de se perpétuer au cours du XXIe siècle.
Jean-Claude Ameisen : « Réintégrer le « Nous » est extrêmement important dans la démarche scientifique » (Extraits)
Ne sommes-nous qu’un amas de neurones ?
Le grand risque n’est pas tant dans le clivage entre une démarche réductionniste, qui ne voit dans l’homme qu’un amas de neurones, et une démarche ouverte sur l’homme, mais dans le clivage entre ceux qui appréhendent l’homme dans une démarche ouverte quand il s’agit d’eux-mêmes, et réductionniste lorsqu’il s’agit des autres. En d’autres termes, on se considère volontiers comme libre et sur un chemin ouvert, mais on aimerait bien savoir comment le voisin est déterminé, pour savoir comment se comporter avec lui… Une démarche qui peut être emprisonnante pour ceux qui sont décrits.
Or le problème réside moins dans la complexité du sujet étudié que dans le respect porté à cette personne. Il convient de réintégrer cette complexité dans un ensemble plus vaste : le cerveau, c’est ce qui « crée des protéines et des souvenirs », certes. Mais il s’agit maintenant de s’intéresser à ce qui sous-tend ces règles biologiques et ces souvenirs. Comme le disait Spinoza, le corps et l’esprit sont une même chose, vue à partir de deux angles différents.
Pour l’économiste Amartya Sen, nous sommes tous faits d‘une somme d’identités différentes (Identité et violence). Le fait d’enfermer une personne dans une seule de ces identités est la source majeure des discriminations dans le monde. Enfermer la personne dans une définition unique est source de violence.
On parle toujours d’applications de la science. Mais la première question dans tous les progrès de la science, c’est de s’interroger sur la manière dont des concepts nouveaux peuvent retentir sur nos représentations – de nous-mêmes et des autres – et sur nos valeurs.
Au XIXe siècle, le neuro-anatomiste Paul Broca a essayé de voir si les Blancs étaient plus intelligents que les Noirs ou les Asiatiques, et, pour lui, cela signifiait étudier lesquels, des uns et des autres, étaient les plus éloignés du singe. Or les premiers résultats ont montré que les Asiatiques étaient plus éloignés du singe que les Blancs, conclusion qui contredisait son paradigme de départ : Broca voulait en effet démontrer que les Blancs étaient plus intelligents. Il décréta donc que son critère était mauvais et qu’il fallait le changer…
Cela illustre bien un certain mouvement scientifique qui consistait à confirmer scientifiquement des préjugés et avait pour conséquence des représentations sociales et des options politiques particulières. Un exemple : « Il n’est pas nécessaire que les Noirs ou les femmes aient accès à l‘éducation puisque, par nature, ils sont moins intelligents »… Ainsi, une vision biologique peut avoir un retentissement sur des décisions collectives d’organisation sociale, prises dans un quasi consensus. La science peut parfois renforcer les préjugés et c’est justement ce jeu qu’il faut démêler.
Autre exemple d’usage hasardeux, si ce n’est non pertinent de la science : le recours exclusif à l’imagerie médicale dans le recrutement en entreprise. La question n’est pas : l’imagerie cérébrale est-elle plus efficace que la graphologie, obsolète, pour recruter des employés ? Mais : comment choisit-on les gens ? Une imagerie cérébrale n’est ni bonne ni mauvaise en soi, mais elle dépend de l’utilisation que l’on va en faire. Il y a nécessité à réinterroger les significations d’une découverte scientifique.
Il y a une vingtaine d’années, des philosophes ont élaboré la « théorie de l’esprit » : théorie selon laquelle on peut connaître les émotions des autres en les vivant intérieurement, par empathie. Une dizaine d’années plus tard, des scientifiques italiens ont découvert les systèmes de « neurones miroirs » : lorsque l’on voit quelqu’un faire quelque chose, sourire par exemple, on active en soi la même zone de neurones, on vit en soi le même trajet que celui qui déclenchera le même geste, sauf qu’on s’arrête avant d’exécuter le geste. Cette expérience met en évidence l’une des bases biologiques de l’empathie. La relation à l’autre est ancrée dans la réalité biologique. Il s’agit de penser « Je » comme « Nous ».
Cela rejoint ce que dit le philosophe Martin Buber : pour lui, la science nous décrit l’autre comme étant un « Il », un objet de description, mais tout le travail de l’éthique est de refaire de ce « Il » un « Tu ».
Le neuro-chirurgien américain Benjamin Libet s’est interrogé dans les années 1980 sur l’existence du libre-arbitre : il fait entrer une personne dans une pièce et lui demande d’appuyer sur un bouton quand l’aiguille de l’horloge atteint telle heure. Résultat de l’étude : au moment où la personne décide d’appuyer, l’électro-encéphalogramme montre que depuis une demi-seconde, elle a déjà décidé… Une décision est déjà prise avant même que nous en ayons conscience. La seule liberté, en conclut Libet, c’est d’interrompre le geste, c’est ce veto : le libre arbitre n’existe pas selon lui, mais il y a un moment où l’on peut dire non.
Mais je crains qu’entrer dans une pièce et appuyer sur un bouton ne soit pas suffisant pour affirmer que le libre-arbitre existe ou non. Il s’agit d’une interprétation parmi d’autres, une vision du monde particulière.
En voici une autre : cette expérience montre que le libre-arbitre n’est pas continu mais discontinu, qu’il a une dimension rétrospective. En effet, la personne a dit qu’elle allait appuyer mais le moment où elle appuie lui échappe. Cette expérience illustre les modalités d’expression du sujet, mais ne permet pas d’affirmer qu’il est libre ou pas.
La science bien souvent nous donne des éléments sur la façon dont on se représente le monde. Mais elle ne répond pas à la question : ça existe ou ça n’existe pas. Quand la science veut prouver que la liberté humaine existe ou n’existe pas, elle s’arroge un domaine qui ne lui appartient pas.
Du reste, si certains neuroscientifiques ont approfondi depuis vingt ans les expériences de Libet et conclu eux aussi que le libre-arbitre n’existait pas, celui qui a signé l’étude ne s’est pas interrogé sur ce paradoxe : « Je suis le premier à découvrir que l’homme n’a pas de libre-arbitre. Cela n’a-t-il pas des répercussions sur ma recherche et les conclusions que j’en ai tirées ? »… Le processus de réflexivité nous invite à toujours nous inclure dans ce que nous disons des autres. Dire « nous » est extrêmement important.
En neurosciences ou ailleurs, beaucoup de notions sont aujourd’hui en plein bouleversement. Le philosophe Maurice Blanchot souligne que « penser, c’est aussi penser le manque ». Il y a deux types de manques : un manque dans les connaissances actuelles, grâce auquel la recherche de demain sera riche. Mais une partie de ce qui nous échappe, de ce qui nous manque, relève aussi de ce que la science n’élucidera jamais : quelle que soit la façon dont on décrit la personne, elle est toujours plus que ce que l’on croit voir. En cela, on rejoint la dimension religieuse et sacrée. Le sacré, c’est ce pour quoi une personne est toujours plus que ce que l’on peut en décrire, ce à quoi on la réduit. Ce que l’éthique religieuse nomme « sacré », l’éthique agnostique et laïque le nomme « manque ». Mais elle pose elle aussi ce manque comme une priorité. Les deux démarches se rejoignent, pour le respect de chaque être humain.
Jean-Sébastien Vialatte : « L’accélération des recherches dans le domaine du vivant pose problème au législateur »
Que vient faire un député dans cette galère et dans un débat aussi philosophique ? Quelle légitimité peut avoir un parlementaire pour vouloir mettre des limites à ce que la science et la recherche ont fait ?
Contrairement à une image répandue, le Parlement travaille dans le long terme. Je suis chargé par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques de faire une évaluation de l’application de la loi bioéthique de 2004, en prévision de la prochaine loi qui sera soumise au Parlement en 2010. En lien avec Alain Claeys, député de la Vienne, nous auditionnons chaque semaine des scientifiques, des médecins, des sociologues, ainsi que des associations et personnalités de toutes les religions, sur les questions qui ont trait à l’humain, des débuts de la vie à la mort, des conditions de l’assistance médicale à la procréation, de la gestation pour autrui, de la recherche sur l’embryon et son statut, de l’utilisation de cellules souches, des greffes d’organes, du diagnostic pré-implantatoire etc.
accompagné par un comité scientifique. A ce jour, nous avons organisé trois grandes auditions publiques portant sur les défis des sciences du vivant, les neurosciences, et l’assistance médicale à la procréation.
S’agissant du sujet qui nous intéresse aujourd’hui, la loi biotéhique de 2004 ne traite pas directement des questions éthiques soulevées par el développement accéléré des recherche sur le fonctionnement du cerveau.
Quand on parle des problématiques éthiques liées aux neurosciences, deux problèmes deux domaines spécifiques se dégagent : celui de la conscience et celui de la pensée en ce qu’elle détermine le principe d’autonomie qui fonde toute discussion éthique. L’activité de notre cerveau est à la fois l’origine et l’émergence de la pensée, de la perception et de l’action, ainsi que l’expression de notre identité personnelle. Celle-ci est-elle une simple production du cerveau ou quelque chose d’autre qu’on appelait jadis l’âme ? Les neurosciences posent aussi la question du libre arbitre. Sommes-nous ce que notre cerveau nous dicte ou avons le pouvoir de décider et d’agir de manière autonome ?
Aujourd’hui un continent se révèle, il concerne l’exploration des mécanismes cérébraux qui sous-tendent la mémoire, les pensées, les émotions, les comportements. Or les possibilités d’intervention sur le système nerveux sont maintenant multiples, que ce soit avec des molécules chimiques ou des procédés plus ou moins invasifs tels que l’imagerie cérébrale, la stimulation magnétique trans-crânienne, les neuroprothèses ou les implants.
On assiste à une accélération des recherches en sciences du vivant, dans les domaines des nanotechnologies, des technologies de l’information et des neurosciences. et en même temps l’accélération des convergences de ces technologies. Ce double phénomène d’extension du champ des sciences du vivant et d’accélération entraîne, pour la société comme pour le législateur, des interrogations qui rendent peut être nécessaires des réponses législatives.
Cette extension nourrit des espoirs pour le traitement et la prévention des maladies. Les articles portant sur le cerveau, la neuroimagerie, les neurosciences se multiplient. Ils véhiculent des espoirs de guérison de maladies neurodégénératives, de tumeurs, de troubles neurologiques et psychiatriques. Ils répondent souvent aux attentes d’un public. On constate une « gourmandise technologique », une exigence de progrès répondant à des réels besoins thérapeutiques, mais aussi un désir de performance, de maîtrise de son corps, de connaissance de ses émotions et de celles d’autrui et de conformité à des normes sociales.
Quels sont les risques ? Modifier l’humain ? Ces innovations seront-elles accessibles à tous ? Ces recherches suscitent espoirs de guérison mais aussi craintes de manipulation, d’atteinte à l’autonomie de la volonté, à l’intimité de la vie privée ?
Le problème des implants
Le recours aux implants cérébraux pour soigner des pathologies comme la maladie de Parkinson s’est banalisé. En effet depuis 1995, 40 000 Parkinsoniens dans le monde ont été implantés avec des stimulateurs cérébraux. Cette stimulation peut toutefois poser question car nous interagissons sur la dynamique du cerveau. Le courant qui est distribué parallèlement dans l’ensemble du système nerveux agissant de façon prévalent sur un réseau particulier agit également ailleurs. Cela a obligatoirement des interférences éthiques et bioéthiques. Il est important de comprendre ce que l’on fait lorsque l’on accomplit des progrès dans le traitement de l’humain.
Aujourd’hui, les implants cérébraux sont utilisés à des fins thérapeutiques, mais demain même si cela demeure de l’ordre du fantasme, ils pourraient être utilisés pour modifier l’identité, la mémoire, la perception de soi et celle d’autrui, pour améliorer la capacité fonctionnelle à des fins de domination.
Si nos comportements et nos décisions peuvent être décortiqués tels des mécanismes biologiques, si les outils diagnostiques aident à prédire les troubles psychiques, leur cause, leur évolution, s’il est possible de manipule des cerveaux et des comportements par des drogues de l’humeur, de la mémoire, de l’éveil, par des implants cérébraux ou des greffes de cellules, quels en seront les usages et les limites ?
Aux Etats-Unis, une réflexion trans-humaniste est menée. Ce courant, certes utopique, semble relever de la science-fiction mais est, bel et bien fondé sur les nouvelles technologies convergentes, nanotechnologies, biotechnologies, informatiques, et sciences cognitives qui, elles, sont utilises. Ses visées n’ont rien de thérapeutiques puisqu’il s’agit d’accroître les performances, de promouvoir un « humain augmenté ». Ce sont les adeptes du transhumanisme qui se félicitent des résultats de certaines innovations technologiques, des possibilités d’agir sur le cerveau humain, de construire une affectivité et des émotions artificielles à partir d’ordinateurs. Si c’est sérieux, comme cela semble être le cas, c’est grave, car il s’agit là d’un dévoiement de la science et de la technique ! C’est un nouveau champ d’investigation éthique que nous ouvrons donc aujourd’hui.
Dans le même temps, de sociétés américaines investissent des millions de dollars dans les neurosciences pour interpréter es images cérébrales de sujets-consommateurs dans leur comportement d’achat, soucieux d’influencer les choix, via le « neuromarketing ».
C’est pourquoi, il nous a paru nécessaire avec Alain Claeys d’évoquer cette problématique dans le cadre de notre mission d’évaluation et de dresser un état des lieux, le plus objectif possible, afin de déterminer des pistes de régulation, de savoir si la réglementation actuelle est adaptée, si les instances comme l’Agence de biomédecine, le Comité national consultatif d’éthique, la Haute autorité de santé, sont en mesure de relever ces défis.
La grande question que doit se poser le législateur est de savoir qui va décider de la frontière entre réparation et amélioration ? Arbitrer entre politiques de soins et projets de performances ?
L’amélioration de la performance ne semble pas condamnable si elle a pour objet d’aider l’autonomie et le bonheur de l’individu sans en faire payer le prix aux autres. La liberté de l’individu n’est possible qu’autant qu’on l’informe des dernières avancées afin de les encadrer, qu’on démystifie les fantasmes.
La justice et le cerveau
Il est apparu de plus en plus nécessaire de cerner l’impact juridique et social des recherches sur le cerveau à la lumière des nouvelles technologies.
Les neurosciences permettent de caractériser des associations de plus en plus pertinentes et précises entre des cartes fonctionnelles d’activité cérébrale et des comportements individuels comme l’agressivité, l’impulsivité et la violence. Ainsi, dans les pays anglo-saxons, les neurosciences sont déjà sollicitées pour caractériser la responsabilité pénale. En France, si aucun procès fondé sur la neuroimagerie n’a encore eu lieu, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis ù elle est utilisée dans plusieurs centaines de procès évitant la peine capitale à certains accusés et faisant chanceler la notion de culpabilité. La demande sécuritaire de plus en plus forte incite d’ailleurs les gouvernements à rechercher les indicateurs biologiques de dangerosité de l’individu, ce qui pourrait conduire à des dérives inquiétantes.
Là aussi, il faut faire la part des choses entre le fantasme et la réalité.
Après la bosse du crime, après le gène du crime (variant de la monoamine oxydase A), aurons-nous demain l’image cérébrale du crime ?
Certains sont convaincus qu’il faudra prendre en compte ces recherches lors de la révision de la loi de bioéthique. Pour ma part, je ne suis pas sûr aujourd’hui qu’il faille introduire cette question dans la loi de bioéthique car tout est déjà écrit, qu’il s‘agisse de l’indisponibilité du corps humain ou de la gratuité, le consentement éclairé.
Je pense qu’il serait préférable d’en rester à des principes assez généraux sans rentrer dans le détail qui, dès lors qu’on les écrit, sont déjà démodés par la technique qui nous a devancés. Quelque fois en entrouvrant la porte pour des motifs tout à fait respectables, on se trouve confronté à des situations qui le sont beaucoup moins parce que la volonté est telle que dès qu’on ouvre une possibilité, elle est exploitée jusque dans ses comportements les plus déviants. Tout au plus, comme pour la thérapie génique en 1994, pourrait on prendre une disposition très générales stipulant que l’on ne peut pas tenir compte des images fonctionnelles cérébrales pour en tirer un enseignement sur la responsabilité des individus.
Je pense qu’il serait souhaitable de parvenir à un consensus, à l’échelle européenne, qui serait basé sur nos traditions humanistes, et qui puisse servir de bouclier contre des dérives mercantiles dans lesquelles les chercheurs pourraient être entraînés.
En conclusion, s’assurer que dans une société de l’information et de la communication, le cerveau de chaque individu doit être protégé de toute tentative d’instrumentalisation. Par ailleurs, molécules et procédés issus des connaissances en neurosciences doivent être mis au service de la restauration de fonctions perdues, de l’accroissement des libertés d’agir, et non permettre l’assujettissant à une norme sociale.
Notes
[1] Francis Crick, L’hypothèse stupéfiante, Plon, 1995, p. 17.