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Pourquoi et comment le dialogue est-il nécessaire à l’Église: conférence de Bruno Chenu (2/3)

Le 3 décembre 1995, à Grenoble, Bruno Chenu, assomptionniste, donnait une conférence sur le thème : pourquoi et comment le dialogue est-il nécessaire à l’Église ? Extrait tiré du livre « Au service de la vérité – Dialogue, Conversion, Communion », publié aux éditions Bayard.

Le fondement du dialogue

La question peut être reformulée ainsi : Le dialogue appartient-il à la nature même de l’Eglise ? Je crois qu’il faut se situer à ce niveau. Si le dialogue est nécessaire, c’est qu’il touche quelque chose de très profond dans l’Eglise. Il ne peut être justifié à la légère. Partons donc de la définition même de l’Eglise et voyons si cette définition exige du dialogue.

Ma définition de l’Eglise, je l’emprunte à la structure même de l’exhortation post-synodale Christifideles laici, l’exhortation après le synode sur les laïcs de 1987. Ce texte situe les fidèles laïcs par rapport à trois définitions de l’Eglise :
– l’Eglise-Mystère (ch. 1)
– l’Eglise-Communion (ch. 2)
– l’Eglise-Mission (ch. 3)

Je trouve ce cadrage extrêmement intéressant car il met en mouvement notre perception de l’Eglise. Mystère-Communion-Mission, cela peut se traduire par initiative de Dieu-communauté rassemblée-envoyée au service des hommes. L’Eglise est toujours ce mouvement qui part de Dieu et qui va jusqu’aux extrémités du monde en suscitant des communautés de disciples. Mais est-ce qu’il y a dialogue dans cette démarche, dans ce mouvement ? Reprenons les trois expressions : Eglise Mystère, Eglise Communion, Eglise Mission, et voyons si le dialogue dans l’Eglise est justifié à ce triple niveau. Dans ma démonstration, je citerai pas mal de textes officiels pour que nous n’ayez pas l’impression que je vous sers mon gratin à moi, dauphinois bien entendu.

1. L’Eglise Mystère : Dieu converse avec les hommes.

Ici rappelons-nous la nature même de la Révélation judéo-chrétienne, la structure même de la Révélation biblique.

La grande révélation d’Israël, c’est que Dieu parle. L’Ecriture est ponctuée de part en part par ces expressions : « Ainsi parle le Seigneur », « Oracle du Seigneur », « La parole de Dieu me fut adressée en ces termes »… La Bible, c’est la prise de parole par Dieu. Les idoles sont muettes, Dieu est Parole.

Mais s’il est Parole, c’est une Parole adressée à, en quête d’un destinataire et éventuellement d’un partenaire. La Parole qu’est Dieu et une Parole d’Alliance, l’initiation d’un dialogue. Si bien que Paul VI peut dire dans son encyclique Ecclesiam suam (1964) sur le dialogue qui constitue le fil rouge de ma première partie d’exposé : « L’origine transcendante du dialogue (… ?) se trouve dans l’intention même de Dieu… L’histoire du salut raconte précisément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec l’homme une conversation variée et étonnante  » (n°72). Dieu a pris l’initiative du dialogue car c’est sa façon d’être Dieu. Il ne peut pas être lui-même sans instaurer un dialogue originel avec ses créatures, dialogue repris en son Fils Jésus qui, tel que nous le présente l’Evangile, agit mais surtout dialogue (cf Samaritaine, Jn 4). L’Ecriture est justement le lieu où, selon la Constitution du Concile sur la Révélation, « le Père qui est aux cieux vient avec grand amour au-devant de ses fils et entre en conversation avec eux » (RD 21).

L’être humain est donc suscité comme capable de répondre à cette interpellation : « Adam, où es-tu ? ». Il est « invité à dialoguer avec Dieu » (GS 19). Et ce qu’il faut bien souligner, c’est que ce dialogue avec Dieu le constitue dans sa vérité profonde d’être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Les psychanalystes nous ont suffisamment appris que l’être humain se constitue à partir de la parole. Lacan écrit : « Ce n’est pas l’homme qui fait la parole, mais la parole qui fait l’homme ». Et Denis Vasse poursuit : « La mise au monde est mise en voix ». L’homme advient à la conscience de soi par la médiation du langage.

Mais insistons sur le fait que l’homme se réalise, s’accomplit, trouve sa vérité en relevant le défi du dialogue avec Dieu. En devenant, selon le joli mot d’Albert Gelin, « un tutoyeur de Dieu ».

Faite d’hommes et de femmes, l’Eglise est elle aussi constituée, structurée par son dialogue avec Dieu. Dans l’intimité de la prière ou de la lecture sainte comme dans la visibilité de la liturgie. Le texte de Vatican II sur la Révélation divine le souligne : « Dieu, qui a parlé autrefois, converse sans cesse avec l’Epouse de son Fils bien aimé, et l’Esprit-Saint, par qui la voix vivante de l’Evangile retentit dans l’Eglise et par l’Eglise dans le monde, introduit les croyants dans la vérité tout entière » (RD 8). Le dialogue entre Dieu et l’Eglise n’est pas seulement un dialogue d’origine, d’impulsion initiale, mais un dialogue présent, à poursuivre constamment.

Et c’est ce dialogue de Dieu avec l’homme, de Dieu avec l’Eglise qui doit servir de modèle au dialogue de l’Eglise avec l’humanité. Comme Dieu, le chrétien doit prendre l’initiative du dialogue. Ce « dialogue de salut » doit être suscité par « un amour fervent et désintéressé ». Il doit être «  sans limites et sans calcul », « toujours dans le respect de la liberté personnelle  », «  capable de se nouer avec chacun » et donc «  universel », sachant discerner le temps favorable (expressions d’Ecclesiam suam n°75-79). Nous touchons là déjà le pôle Mission.

2. L’Eglise Communion : Pour communier, il faut se parler.

Après le « dialogue de salut », voici le « dialogue de famille », pour reprendre l’expression de Paul VI (ES n°117). Le Pape s’exprimait ainsi en 1964 : « Nous désirons ardemment que le dialogue intérieur au sein de la communauté ecclésiale gagne en ferveur, s’enrichisse de nouveaux sujets, de nouveaux interlocuteurs, si bien que croissent la vitalité et la sanctification du Corps mystique terrestre du Christ  » (ES 120).

Je me contenterai ici de deux propositions :

1/ La communion exige le dialogue. Si la communion ecclésiale est une réalité d’ordre intérieur, spirituel, sacramentel avec la place centrale de l’Eucharistie, elle a aussi un besoin de se dire, de se vérifier, de s’éprouver. Il n’y a pas de communion ecclésiale s’il n’y a pas de reconnaissance mutuelle. J’illustre simplement avec un texte évangélique et un texte conciliaire.

Le texte évangélique est la parole provocante du Christ en Matthieu 5,24 : « Lorsque tu vas présenter ton offrande sur l’autel, si, là, tu te souviens que ton frère à quelque chose contre toi, laisse ton offrande là, devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter sont offrande  ». La réconciliation est bien une mise en œuvre de la parole et du dialogue. (on la vie ? à travers ? 3 moments ? cf feuille)

A un tout autre niveau, le texte conciliaire s’adresse aux laïcs dans l’Eglise : « En fonction de leurs connaissances, de leurs compétences et du rang qu’ils occupent, (les laïcs) ont la faculté, voirie même parfois le devoir de donner leur avis en ce qui concerne le bien de l’Eglise » (LG 37).

Il semble assez évident dans notre expérience que nous avons de la difficulté à nous sentir en communion avec des gens avec lesquels nous ne parlons pas. Certes la communion chrétienne est au-delà des mots. Mais il faut pouvoir se l’exprimer de temps à autre. Il est des silences qui veulent tarir des sources potentielles de désaccords et qui en fait entretiennent la braise des conflits.

2/ Le dialogue interne, dans l’Eglise, est condition du dialogue externe, du dialogue de l’Eglise avec l’humanité. Ce n’est pas moi qui l’invente. C’est le texte même de Vatican II dans la conclusion de Gaudium et spes au n°92. Ce qui est frappant, c’est que ce § s’intitule : «  Le dialogue entre tous les hommes ». Selon le Concile, l’Eglise ne peut être signe de fraternité universelle qu’en vivant elle-même un dialogue sincère. Je cite : « Cela exige en premier lieu que dans l’Eglise elle-même nous fassions progresser l’estime, le respect et l’entente mutuels, en reconnaissant toute légitime diversité, en vue d’instaurer un dialogue toujours plus fécond entre toux ceux qui constituent l’unique Peuple de Dieu, que ce soient les pasteurs ou les autres chrétiens. En effet, ce qui unit les fidèles est plus fort que ce qui les divise : qu’il y ait unité dans ce qui est nécessaire, liberté dans ce qui est douteux charité en toutes choses  ». Jean XXIII aimait beaucoup cette formule augustinienne : d’ailleurs le Concile met en note JeanXXIII et non Augustin pour cette expression.

3. L’Eglise Mission : Le dialogue est déjà une réalisation de la Mission.

Le dialogue n’est pas un simple moyen, une simple préparation, un marchepied de la mission. Il est aujourd’hui l’une de ses formes privilégiées. Il faudrait relire ici toute la 3epartie de l’encyclique Ecclesiam suam et réfléchir sur un exemple concret et actuel, celui du dialogue interreligieux.

Je cite quelques beaux passages de Paul VI :
N°67 : « L’Eglise doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Eglise se fait parole ; l’Eglise se fait message ; l’Eglise se fait conversation  ».
N°70 : «  Avant même de convertir le monde, bien mieux, pour le convertir, il faut l’approcher et lui parler ».Automatic word wrap
De mon point de vue, le plus beau passage se trouve au n°90 : « On ne sauve pas le monde du dehors ; il faut, comme le Verbe de Dieu qui s’est fait homme, assimiler, en une certaine mesure, les formes de vie de ceux à qui on veut porter le message du Christ ; sans revendiquer de privilèges qui éloignent, sans maintenir la barrière d’un langage incompréhensible, il faut partager les usages communs, pourvu qu’ils soient humains et honnêtes, spécialement ceux des plus petits, si on veut être écouté et compris. Il faut, avant même de parler, écouter la voix et plus encore le cœur de l’homme ; le comprendre et, autant que possible, le respecter et, là où il le mérité, aller dans son sens. Il faut se faire les frères des hommes du fait même qu’on veut être leurs pasteurs, les pères, leurs maîtres. Le climat du dialogue, c’est l’amitié. Bien mieux, le service. Tout cela, nous devrons nous le rappeler et nous efforcer de le pratiquer selon l’exemple et le précepte que le Christ nous a laissés (cf Jean 13, 14-17 ». (le lavement des pieds !)

Pour nous situer dans une actualité qui ne va que s’amplifier, réfléchissons au dialogue interreligieux, comme forme typique du dialogue chrétien.

Si l’Eglise catholique entre en dialogue avec les autres religions, c’est qu’elle estime avoir quelque chose à dire mais aussi quelque chose à recevoir. Elle donne, mais aussi elle reçoit. Elle n’est pas simplement pour l’autre, elle est aussi par l’autre.

Ce dialogue n’est pas une tactique de conversion, un calcul opportuniste au goût du jour ; il est la mise en œuvre d’une conviction profonde qui peut s’exprimer de différentes manières. «  Le Christ que je connais est celui que j’ai encore à chercher ». « La vérité de ma foi s’enrichit de l’expérience de l’autre  ». « La religion de l’autre est bonne pour cet autre. Il peut y trouver le salut. Mais ce qu’il y a de bien chez l’autre peut me révéler des pans cachés de ma propre Révélation, du Christ total ». Et le patrimoine spirituel des autres religions est une invitation au dialogue non seulement sur des points de convergence mais aussi sur les points de divergence (cf. « Dialogue et Mission » n°26)

Le dialogue interreligieux et l’action commune peuvent contribuer à l’avènement du Royaume de Dieu. L’Eglise ne totalise pas toute l’expérience présente du Règne de Dieu. Citons ici un témoin indien, le P. Amaladoss : « S’ouvrir au dialogue, c’est s’ouvrir au mystère de l’autre, de sa liberté, de Dieu et de ses voies qui nous dépassent. Conscients d’avoir reçu une mission spéciale, nous n’avons pas à identifier notre action personnelle avec celle de Dieu dans le monde. Il y travaille par le Verbe et l’Esprit dont nous ne sommes que les humbles serviteurs. Si nous comprenons bien cela, nous ne chercherons pas à réduire toute chose et tout homme à notre manière limitée de vivre la culture et la foi, mais nous nous ouvrirons à la richesse et à la diversité des dons de Dieu à l’humanité ».

Le texte du Vatican sur « Dialogue et Mission » de 1984 ose proclamer : « Une mission qui ne serait pas imprégnée de l’esprit du dialogue serait contraire aux exigences de la nature humaine et aux enseignements de l’Évangile » (n°29). « Tout disciple du Christ, en vertu de sa vocation humaine et chrétienne, est appelé à vivre le dialogue dans la vie quotidienne, qu’il soit en situation de majorité ou de minorité » (n°30).

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